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chion. Des deux côtés l’intention est semblable, et le résultat dut être le même. N’oublions pas non plus que Néron détestait son père adoptif, qu’il ne prenait pas la peine de le dissimuler, et que tout ce qu’avait fait ce prince imbécile devenait pour son successeur un objet de risée. On sait que le règne de Claude fut celui des affranchis, et que sous lui ils dominèrent l’empereur et l’empire. Ce pouvoir absolu que Claude leur avait laissé disposait mal Néron pour eux ; il était surtout sans pitié pour les anciens favoris de son père. Aussi, s’il fallait essayer de trouver à Trimalchion un modèle, je serais très tenté de croire que Pétrone a voulu peindre ce Pallas, l’amant d’Agrippine, le serviteur préféré de Claude, qui parvint à une si scandaleuse fortune, et mit le sénat et l’empire à ses pieds. Cet ancien esclave poussait la vanité jusqu’à ne plus vouloir parler à ses affranchis, et un jour qu’on l’accusait d’avoir tramé je ne sais quel complot avec eux, il répondit « qu’il ne commandait jamais chez lui que des yeux et du geste, et que, s’il fallait de plus longues explications, il l’écrivait pour ne pas prostituer ses paroles. » Néron, qui lui devait tout, le détestait : il aimait à le poursuivre de ses railleries les plus cruelles, et finit par se débarrasser de lui en l’empoisonnant. Il ne pouvait donc pas être fâché qu’on fit rire aux dépens de ce parvenu ou de quelqu’un qui lui ressemblait, et Pétrone, en traçant le personnage ridicule de Trimalchion, était assuré de ne pas déplaire à son maître.

Il savait bien aussi qu’il ne risquait pas de le mécontenter, tout grand seigneur qu’était Néron, quand il prenait tant de peine pour peindre au naturel des personnages grossiers et représenter des scènes populaires. C’est assurément une des plus grandes curiosités de son livre. L’auteur nous introduit franchement au milieu du plus bas peuple de Rome. Il nous conduit sur le forum le soir, à l’heure où l’on vend les objets volés. Il nous montre un de ses héros aux prises avec les marmitons de son auberge, occupé surtout à se défendre « contre une vieille mégère borgne, coiffée d’un torchon sale et chaussée d’une paire de sabots dépareillés. » Au bruit qu’ils font arrive le commissaire du quartier (procurator insulœ), qui de cette voix tonnante qui fait trembler les ivrognes leur adresse un long discours orné de force solécismes. Quand il s’agit de reproduire les entretiens de ces pauvres gens, Pétrone attrape avec une habileté merveilleuse leur façon de plaisanter et de moraliser. Il suit pas à pas tous les caprices de leurs interminables commérages. Il est d’abord question d’un camarade qu’ils viennent de perdre. « Quel brave homme ! dit l’un d’eux (on est toujours un brave homme quand on vient d’être enterré), il me semble qu’hier je lui parlais encore, et je crois toujours m’entretenir avec lui. Pauvres mortels ! nous ne sommes que des outres remplies de vent, et les