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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

mouches ont la vie plus dure que nous. Ce sont les médecins qui l’ont tué… Après tout, il n’a pas lieu de se plaindre, on lui a fait un bel enterrement, il avait une bonne bière et un drap magnifique. Il a eu le temps d’affranchir quelques esclaves avant sa mort, et on l’a convenablement pleuré. Il me semble pourtant que sa femme se force pour verser quelques larmes. Que serait-ce s’il ne l’avait pas comblée de bienfaits ! Mais que voulez-vous ? une femme c’est une femme, elle tient toujours des oiseaux de proie, il faut se garder de leur faire du bien : c’est jeter de l’eau dans un puits. » Un autre est moins louangeur pour le défunt : il trouve qu’il a fait tous les métiers, qu’il était avide, « et qu’il aurait ramassé un écu dans la boue avec les dents. » Un troisième abandonne le mort pour se plaindre de tout le monde, il est décidément d’humeur morose et regrette en tout le passé. Autrefois le blé était moins cher, les magistrats plus honnêtes, les dieux plus accommodans. « Quand la terre était sèche, les jeunes filles s’en allaient par les rues couvertes de longues robes, nu-pieds, les cheveux épars, l’âme pure, implorant Jupiter ; aussitôt il pleuvait à seaux sur la procession, et tous les assistans s’en retournaient mouillés comme des rats. Aujourd’hui les dieux ne feraient plus un pas pour nous, nous ne croyons à rien, et la campagne souffre. » Son voisin est plus disposé à prendre le temps comme il vient, il ne trouve pas qu’en somme on soit trop malheureux. On se plaint partout, et peut-être ailleurs a-t-on plus de raisons de se plaindre. « Si vous allez dans les pays voisins, dit-il, il vous semblera qu’ici les porcs se promènent tout rôtis. » Les jeux publics surtout, pour lesquels il a un goût très vif, l’aident à prendre gaîment la vie. Justement on en prépare en ce moment de magnifiques. On y doit voir des gladiateurs qui ne se feront pas de quartier, des combats de nains et une femme qui sait conduire un char dans l’arène. On y verra aussi, ce qui pique surtout la curiosité publique, l’intendant de Glycon, « qui a été saisi pendant qu’il procurait quelques agrémens à sa maîtresse. » Glycon l’a condamné aux bêtes, et il réserve au peuple le plaisir de le voir dévorer. C’est sans doute un fort agréable divertissement, mais notre homme trouve qu’il n’est pas complet ; il lui faudrait aussi la femme. « Qu’a fait l’esclave après tout ? Ce qu’il n’était pas libre de refuser. Celle qui l’a forcé méritait plus que lui de sauter sur les cornes d’un taureau. » C’est l’opinion de beaucoup de monde ; aussi verra-t-on le jour de la représentation une bataille s’élever entre les galans et les maris jaloux.

Tels sont les propos qu’échangent entre eux ces bonnes gens entre deux verres. Ce qui est le plus piquant, c’est que Pétrone les fait vraiment parler leur langue. Nous avons, grâce à lui, un échantillon exact de la façon dont on s’exprimait au Ier siècle dans les