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rues tortueuses de Suburra. Ces petits marchands, ces manœuvres, ces affranchis qu’il fait parler ont peu de souci de la grammaire. Ils construisent les phrases en dehors de toutes les règles de la syntaxe. Ils confondent les genres, et disent sans se gêner : vinus, cœlus et vasus. Ils allongent les mots ou les abrègent, ils en forment à leur gré de gracieux ou de barbares, ils emploient les voyelles les unes pour les autres, et prononcent intrépidement Éphigénia pour Iphigénie et bubliotheca pour bibliothèque.

Ne nous laissons pas tromper par ce souci de reproduire exactement la langue et les propos du peuple ; gardons-nous d’en conclure que nous avons affaire à quelque écrivain populaire, et qu’il a composé son livre pour la canaille de Rome : ce serait une grande erreur. Tout le monde sait combien il est rare qu’un poète, surtout s’il est sorti des rangs inférieurs, chante sa condition et fasse de son métier le sujet de ses vers. On en a paru quelquefois surpris, et pourtant la raison en est facile à trouver : ce n’est pas la coutume qu’on mette son idéal près de soi ; cette vie d’imagination, qui inspire les poètes, et que chacun de nous crée à sa fantaisie, est rarement la vie réelle. Nous n’en serions pas si charmés, si c’était celle de tous les jours ; il faut d’abord, pour qu’elle nous plaise, qu’elle nous éloigne de nos habitudes et nous promette des plaisirs que nous ne connaissons pas. Les pauvres gens la placent naturellement au-dessus d’eux ; ceux au contraire dont la fortune ne peut plus s’accroître et qui sont arrivés au faîte « aspirent à descendre : » au XVIIe siècle, tandis que les bergers rêvaient d’être princes, le passe-temps de certains princes consistait à se faire bergers. Ce besoin de chercher des divertissemens et des distractions loin du milieu qu’on fréquente est de tous les temps, mais il devient plus vif chez les classes élevées quand elles ont épuisé tous les plaisirs et que l’abus de l’opulence en a fait naître le dégoût. Il ne leur reste plus alors, pour échapper à l’ennui qui les dévore, que de pénétrer dans ce monde inférieur, dont leur fierté les avait éloignées jusque-là, et d’y chercher des spectacles nouveaux, des excitations inconnues. C’est à cette extrémité qu’en était venue, après des excès de tout genre, l’aristocratie romaine du Ier siècle. Quand Messaline sortait le soir de son palais, « accompagnée d’une seule servante, et la tête couverte de faux cheveux blonds, » pour aller courir les bouges honteux de la rue des Toscans, elle était moins poussée par une ardeur de débauche, qu’elle pouvait aisément satisfaire au Palatin, que par un dévergondage de curiosité. C’est aussi la même passion qui poussait Néron à errer la nuit dans les rues de Rome, déguisé en esclave, attaquant les hommes et les femmes, comme un débauché ou un voleur vulgaire, s’attablant dans les cabarets et s’y faisant de méchantes querelles qui finissaient souvent par des coups.