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n’est pas à d’autres qu’à ces habiles et hardis navigateurs du XVIe siècle qu’il nous faudrait demander des leçons. J’ajouterai même qu’il ne sera pas inutile de prendre conseil de leurs sages pratiques, de leur pénétrante clairvoyance, chaque fois qu’on se trouvera conduit par les hasards de lointaines croisières dans des parages d’où une exploration rapide n’a pu rapporter que des renseignemens incomplets. J’en ai fait l’épreuve à une époque où le contour des côtes septentrionales de la Chine semblait avoir été tracé par des hydrographes contemporains de Marco Polo. Ce que Colomb craignait par-dessus tout, c’était l’indiscipline et la foi chancelante de ses compagnons, et cependant, malgré les impatiences qui l’entourent, il ne consent jamais à négliger aucune des précautions que lui suggère le souvenir des épreuves passées. Vers ce monde inconnu qui peut à chaque instant se dresser sur sa route, le marin génois s’avance avec une résolution indomptable, mais il s’avance aussi à pas comptés. On le voit supputer anxieusement le chemin parcouru, mettre en panne chaque nuit dès qu’il croit à certains indices avoir flairé la terre. L’océan a ses oiseaux de grand vol qu’il ne faut pas s’émouvoir de rencontrer flottant en quelque sorte dans l’air et prenant leur repos au sein de la tempête ; d’autres oiseaux au contraire ne sauraient se montrer autour du navire sans éveiller immédiatement l’attention du marin. A qui sait mesurer la portée de leur aile, l’apparition de ces compagnons de route évidemment impropres aux voyages de long cours indiquera sur-le-champ le voisinage, assuré de la côte. L’augure n’est pas le même, qu’il s’agisse de l’albatros, du damier, du pétrel, du quebrantahuesos, ou du goéland et du mouton du Cap. Tous ces pronostics dont se composait jadis la science si compliquée de la navigation, Colomb en avait la connaissance complète. Un moins bon marin aurait pu sans doute découvrir comme lui le Nouveau-Monde ; il est très probable qu’il ne serait pas revenu nous le dire. Les récifs des Lucayes, aussi impitoyables que ceux de Vanikoro, garderaient encore aujourd’hui ce secret dans leurs profondeurs.

A trente ans, Colomb avait les cheveux blancs ; à soixante-deux, « ses yeux étaient tellement enflammés que la plupart des choses il ne pouvait plus les noter que d’après les rapports des pilotes. » Ses remarques sur les phénomènes de tout genre que chaque jour continue de faire éclater sous ses pas n’en gardent pas moins l’empreinte d’un esprit attentif, d’un esprit adonné de bonne heure à l’observation et qui sait, suivant une expression heureuse, s’étonner à propos. Assez d’autres avant moi ont jugé ce grand homme ; je ne veux apprécier ici que le marin. L’homme de mer chez Colomb se peut admirer sans réserve. Au milieu de cette génération qui produisit tant de navigateurs de premier ordre, Colomb seul