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judiciaire lui-même, à la date où il s’introduit dans les mœurs, avait été une sorte de progrès. Avant qu’on eût recours à ce jugement de Dieu, la grande preuve en justice était le serment. Or voici ce qu’on trouve dans le préambule d’une constitution donnée à l’Italie, sur la demande des seigneurs, par l’empereur d’Allemagne Othon Ier : « Il s’est introduit depuis longtemps une détestable coutume ; si la charte de quelque héritage est arguée de faux, celui qui la présente fait serment sur les Évangiles qu’elle est vraie, et sans jugement il se rend propriétaire de l’héritage. Ainsi les parjures sont assurés d’acquérir. » Ces paroles se rapportent à la fin du Xe siècle. A partir de cette date, le duel judiciaire vient corriger dans une certaine mesure les iniquités de la preuve par serment. Il est facile de se parjurer, il n’est pas aussi facile d’affronter une épée loyale, quand on se sait coupable d’un mensonge et que la conscience fait trembler la main. Oui, sans doute, mais la conscience peut s’endurcir, la main peut s’affermir, le faussaire peut emporter de haute lutte par le glaive ou la lance ce qu’il dérobait jadis par le parjure. Othon Ier, au Xe siècle, n’avait pas eu tort de laisser le duel judiciaire se substituer à la preuve par serment ; trois siècles plus tard, saint Louis eut bien autrement raison de le restreindre à des cas très particuliers, et de chercher avec ses jurisconsultes, Beaumanoir et Fontaines, un système de preuves qui laissât moins de place à l’injustice.

Ce système de preuves exposé par Beaumanoir, le sage et austère jurisconsulte du temps de saint Louis, est la première ébauche de ce qu’on a nommé plus tard les preuves légales. La loi se chargeait de juger à la place du juge. Elle déterminait des cas, des circonstances, qui devaient nécessairement avoir force de preuve, force souveraine et obligatoire, si bien que le juge ne pouvait s’y soustraire, quels que fussent d’ailleurs les incidens de la cause. Veut-on un exemple de ces jugemens imposés au juge par la loi ? Beaumanoir cite un certain nombre de présomptions graves qui doivent forcément être considérées comme preuves, or, parmi ces présomptions graves, il y en a une qui est résumée de la manière suivante : « Si quelqu’un menace son ennemi d’un malheur et que ce malheur s’accomplisse, l’auteur de la menace est nécessairement l’auteur du fait. » Certes, voilà une jurisprudence d’une naïveté atroce ; à combien d’accusés a-t-elle coûté la vie ? Beaumanoir signale à ce propos une odieuse histoire, et il ne la donne pas comme un avertissement qui doit mettre le juge en garde contre l’erreur, il la donne au contraire comme un exemple qui fera mieux comprendre l’application de la règle. Une femme de La Villeneuve-en-Gès, qui est ou se croit lésée par son voisin, lui crie avec emportement en présence de plusieurs