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compagnons manifestèrent le désir de se remettre en route, Tok-è-Tok et avec lui ses intimes s’y opposèrent formellement, voulant, disaient-ils, offrir un grand festin aux blancs. Refuser eût été très dangereux, et l’on s’empressa d’accepter malgré de secrètes appréhensions. Rien n’est plus mobile en effet que le caractère de ces indigènes méfians et impressionnables comme des enfans. Nos voyageurs savaient fort bien que, pour transformer sur l’heure en brutes féroces ceux qui les recevaient avec tant de douceur, il suffisait de quelques verres d’eau-de-vie.

Quand Tok-è-Tok eut fait savoir à la tribu que son invitation était acceptée, une centaine de chasseurs armés d’arcs et de flèches, s’élancèrent en poussant de grands cris gutturaux vers les coteaux voisins. Ils en revinrent deux heures après avec une assez grande quantité de cerfs, de chevreuils et de sangliers, qui, rapidement dépouillés, rôtis devant de grands brasiers, furent ensuite servis avec beaucoup de propreté sur des feuilles de bananier fraîchement coupées. Mais, ô déception ! comment les voyageurs pouvaient-ils se croire au milieu de sauvages, lorsqu’une des servantes vint placer devant eux un couvert complet, assiette, cuiller et fourchette ? Comme la veille, des excuses furent présentées sur l’insuffisance des mets et la pauvreté de la table. M. Hugues ayant manifesté le désir d’assister avant son départ à quelques divertissemens de la tribu, deux sauvages se mirent à exécuter une sorte de danse guerrière, imitation aussi parfaite que possible du combat de deux coqs ; des femmes chantèrent ensuite quelques airs dans un ton mineur et sur un rhythme lent, monotone, mais nullement exempt de mélodie.

Il fallait pourtant songer au départ, et ce ne fut pas sans une certaine inquiétude que les voyageurs, après s’être consultés du regard, se levèrent de table pour prendre congé de leurs hôtes. Cette fois personne ne parut songer à les retenir ; ayant obtenu la liberté immédiate du Tagale naufragé, ils partirent avec lui, accompagnés jusqu’à la limite du territoire de la tribu par le robuste Tok-è-Tok et quelques-uns de ses conseillers. Au moment de se séparer pour toujours, un cri sauvage d’adieu poussé par ces derniers réveilla les échos des montagnes ; les Anglais y répondirent, puis le silence des solitudes reprit de nouveau son empire sur les monts et la vallée. — Un mois après, les dix-sept naufragés de la jonque de Samshui arrivaient tout joyeux à Takow, ayant payé leurs rachats à Tok-è-Tok par les soins de M. Hugues. Interrogés sur la manière dont ils avaient été traités par les sauvages du sud, les Pei-po-hwans répondirent qu’ils n’avaient eu à supporter de leur part aucun mauvais traitement.

Comment la convention passée entre le général Legendre et le chef des dix-huit tribus a-t-elle été rompue ? On l’ignore