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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/555

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J’entrai péniblement par les murs ébréchés, et j’y vis beaucoup de niaiseries déplaisantes pour un homme de bon sens. Les maisons romaines sont tassées l’une contre l’autre comme des moutons en temps d’orage. Je n’en vis pas une où il y eût place pour une cour, pas même pour un fumier. Je voulus savoir où il y avait un fumier, vous comprenez ; j’interrogeai mon hôte : ah ! bien oui, ils n’ont pas plus de honte que des petits chiens. Je couchai dans une étrange loge, toute en pierre. Les murs et le pavé étaient glissans, peints de toute sorte de couleurs. Les braves Souabes y avaient mis un toit de chaume. Je vous assure que je ne fus pas à mon aise pendant la nuit entre ces pierres, et que je fus content quand au matin les hirondelles vinrent gazouiller sur la paille. Il avait plu pendant la nuit, et dans une flaque d’eau j’aperçus deux canards ; mais ce n’étaient pas des canards vivans, ils étaient comme qui dirait peints sur le pavé. Je m’avançai, je donnai un coup de hache sur le pavé, et je découvris que c’était un misérable petit ouvrage de petits cailloux sans nombre joints ensemble. Chaque caillou était cimenté dans le sol et à la surface aussi poli qu’une hache de pierre. C’est avec ces cailloux que l’on avait fait les deux oiseaux que nous appelons des canards. Et c’était un ouvrage auquel plusieurs hommes avaient dû travailler bien des jours, rien que pour polir ces cailloux durs. Cela me parut tout à fait stupide, et mon Souabe pensait comme moi.

« — Peut-être le canard est-il pour eux un oiseau sacré qu’ils ne voient pas souvent, interrompit Balda, un prud’homme de la suite de la reine. Il y a des oiseaux qu’on voit partout, et d’autres non.

« — C’est aussi ce que je me disais, reprit Berthar, mais mon hôte savait qu’ils aiment à faire des choses comme cela pour marcher dessus.

« Les assistans riaient. Balda ajouta : — Nos enfans ne font-ils pas de petits ours avec de la crotte et des fours avec du sable ? Les Romains sont devenus des enfans.

« — Tu dis vrai. Ils ont limé leurs cailloux pour faire des oiseaux, tandis que dans leurs forêts les guerriers souabes charpentaient leurs forts de bois… Et puis, quand ils veulent manger, ils s’étalent comme des femmes en mal d’enfant.

« — Ce que tu nous racontes au sujet des canards est inexact et ridicule, interjeta un certain Wolfgang, qui en voulait à Berthar. C’est l’art des Romains de savoir tout imiter avec des couleurs et des pierres, et pas seulement des oiseaux, mais aussi des lions et des guerriers qui combattent. Ils s’entendent à représenter les dieux et les héros de manière qu’on les croirait vivans. Ils font ainsi pour s’honorer eux-mêmes et pour conserver le souvenir de ce qu’ils représentent.