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offrandes pour la construction de l’église projetée affluaient de toutes parts. C’était à qui donnerait le plus. Boniface, à côté de l’église, avait organisé une école dont Memmo, surveillé de près, faisant de son mieux, et Gottfried étaient les directeurs, et à défaut d’un cloître régulier il avait réuni dans une sorte d’association de couture et de tissage, soumise à une discipline quasi-conventuelle, les filles et les femmes échappées à l’esclavage des Sorbes. Tout marchait à souhait de ce côté, et la païenne Gertrude elle-même n’avait pu résister à l’entraînement général. Elle avouait pourtant à Walburge que, tout en se trouvant très bien sous la houlette épiscopale, elle eût volontiers planté là toutes ces étrangetés pour aller danser et sauter au travers d’un feu nocturne avec un gars alerte et bien découplé. Walburge aurait voulu coudre une robe neuve pour Gottfried, qu’elle aimait comme un frère ; mais celui-ci dut, tout en pâlissant, refuser ce témoignage d’affection en lui apprenant qu’il était défendu aux membres de son ordre de porter des habits faits par des mains de femme. Quant à Walburge elle-même, son cœur était depuis longtemps à Ingraban, et elle ne comprenait pas très bien les discours de Boniface sur les mérites transcendans du célibat. La femme en elle ne pouvait céder tout à fait à la sainte, et quand Gottfried lui apprit qu’il attendait d’Angleterre une de ses sœurs qui avait pris le voile, renoncé au mariage, et qui devait apporter aux néophytes de Thuringe les trésors de son expérience et de sa foi éprouvée, Walburge se demanda naïvement pourquoi donc cette sœur se privait volontairement des joies de la famille. Avait-elle aussi une marque sur la joue, qu’elle s’astreignait à vivre toujours voilée ? C’est qu’en se regardant un jour dans le cristal d’une fontaine, la pauvre Walburge avait découvert qu’une cicatrice rouge à la joue ne flatte pas le visage d’une jeune fille.

Elle eut bientôt d’autres soucis. Les succès de Boniface n’empêchaient pas un certain nombre d’hommes du pays de persister dans les croyances consacrées par les siècles, et Ingraban surtout se faisait remarquer par son paganisme opiniâtre. Beaucoup de ces païens récalcitrans étaient ébranlés, se réservaient de se décider plus tard pour celui des dieux rivaux qui se montrerait le meilleur patron de ses adorateurs ; mais Ingraban avait fièrement déclaré qu’il resterait fidèle aux dieux, même vaincus, de ses ancêtres. Boniface et Gottfried lui inspiraient toujours plus d’antipathie, et lorsque l’évêque refusa de lui laisser Walburge et ses jeunes frères, qu’il aurait voulu abriter sous son toit, sans égard pour la dignité sacerdotale, malgré la présence du comte de Thuringe, qui assistait à cette scène, le fougueux Thuringien fondit sur Boniface l’épée à la main. Le comte courroucé donna l’ordre de l’arrêter. Il échappa à ceux qu’on avait chargés de le saisir et s’enfuit dans les bois ; mais son