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de ce qui relevait un attachement destiné à triompher de toutes les épreuves. Ces lettres publiées maintenant, le journal de Mme de Sabran, le journal du chevalier lui-même pendant son voyage du Sénégal, sont comme le poème familier, intime, expressif, de cette liaison qui se dégage des frivolités du siècle.

Mme de Sabran se peint tout entière dans ces pages écrites jour par jour, heure par heure, surtout pendant l’absence du chevalier. Elle a l’esprit, l’imagination, la vivacité d’une nature ingénieuse à se tourmenter parce qu’elle est sincère, aussi prompte à se laisser abattre qu’à se ranimer, souple et ardente, — et comme elle est bien femme lorsqu’au moment même où elle montre l’affection la plus dévouée, la plus désintéressée, elle écrit avec une férocité charmante à son ami : « Je ne veux te voir d’autres chagrins que ceux que je te donne. » Elle est sans cesse occupée de trois choses : le soin de ses enfans qu’elle n’oublie jamais, le souci de tenir M. de Boufflers au courant des affaires de Paris ou de Versailles, et son attachement pour le chevalier. C’est la vie de cette correspondance.

La brillante amie de Boufflers a cette originalité en plein XVIIIe siècle, que rien n’éclipse ou n’altère chez elle la tendresse maternelle. Ses enfans sont sa préoccupation de tous les instans ; elle les enveloppe pour ainsi dire de son affection, elle prend plaisir à les produire, et elle a tout l’orgueil de leurs précoces succès dans les réunions de la comtesse Diane de Polignac ou dans la fête donnée au prince Henri de Prusse. De ces deux enfans, qui jouaient en 1785, qui recevaient les caresses de la reine Marie-Antoinette, l’un, le comte Elzéar de Sabran, a vécu jusqu’à nos jours après avoir passé à travers la société du temps, après avoir été l’hôte familier de Coppet, l’ami de Mme de Staël ; la sœur, Delphine, a eu un autre destin. Elle allait devenir Mme de Custine ; elle a vu son jeune mari, son beau-père, le général marquis de Custine, périr sur l’échafaud ; elle a été plus tard la mystérieuse dame de Fervaques, une des adorations de Chateaubriand. La jeune Delphine est l’objet des soins passionnés de sa mère, et rien n’est certes plus piquant, plus vif que les pages où Mme de Sabran décrit toutes les scènes du mariage de sa fille à Anisy, où elle raconte ses émotions pour sa pauvre enfant, ses embarras avec M. de Custine le père le soir des noces, les fêtes que donne l’évêque de Laon. « Si tu te rappelles les contes des fées, écrit-elle, tu pourras avoir une idée de la fête charmante que l’évêque de Laon vient de nous donner à Bartais. Je n’ai rien vu de ma vie qui fût aussi agréable. M. Le Clerc avait illuminé tout ce charmant Elysée avec des lampions couverts comme à Trianon, qui donnaient une lumière si douce et des ombres si légères que l’eau, les arbres, les personnes, tout paraissait aérien. La lune avait