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voulu aussi être de la fête, quoiqu’on ne l’en eût pas priée ; mais son éclat argenté et incertain, loin de la ternir, lui prêtait des charmes. Elle aurait donné à rêver aux plus indifférens. De la musique, des chansons ; une foule de paysans bien gaie suivait nos pas, se répandait çà et là pour le plaisir des yeux. Au fond du bois, dans l’endroit le plus solitaire, était une petite cabane, humble et chaste maison ; la curiosité nous y porta et nous y trouvâmes Philémon et Baucis courbés sous le poids des ans et se prêtant encore un appui mutuel pour venir à nous. Ils donnèrent d’excellentes leçons à nos jeunes époux, et la meilleure fut leur exemple… » La légende de Philémon et Baucis est assez souvent un idéal pour les honnêtes amoureux au XVIIIe siècle !

Ce Journal intime, où Mme de Sabran inscrit tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle sent, tout ce qu’elle voit, n’est point, on le pense bien, une histoire du temps. Il raconte d’un trait fin et léger ce qui peut intéresser l’exilé, celui que la spirituelle femme appelle son Africain, — les intrigues, les ambitions qui s’agitent, les révolutions de cour, le procès du collier, les mésaventures de M. de Calonne, les préliminaires de l’assemblée des notables. Sympathiquement émue lorsqu’elle ne peut envoyer que de tristes nouvelles, comme celles de la mort de la maréchale de Luxembourg ou de la marquise de Boufflers, de la mère du chevalier lui-même, Mme de Sabran reprend sa vive et piquante humeur pour parler de tout le reste, des événemens et des ridicules. Un soir elle écrit : « J’arrive de souper chez Mme de Montesson, que j’ai retrouvée comme je l’avais laissée il y a un an, c’est-à-dire qu’il ne lui manque pas un grain de poudre, et qu’elle est si bien la même en tout et pour tout que je serais tentée de croire qu’on l’a conservée dans une armoire. C’est le même apprêt, le même visage, la même coiffure… » Un autre jour c’est l’épitaphe aussi brève que leste de M. de Soubise. « Ce pauvre maréchal de Soubise, dit-elle, est tombé hier en apoplexie ; il est maintenant aux prises avec la mort, et il n’y a pas d’apparence qu’il ait le dessus, car il est peu accoutumé à vaincre, ce pauvre maréchal ; mais, si ce n’est pas sa première bataille perdue, ce sera du moins la dernière. » La politique a son tour. « On ne parle que d’impôts, de diminution de pensions. C’est le quart d’heure de Rabelais ; on ne vit que du bout des dents à l’exception de l’archevêque de Toulouse, qui triomphe enfin et qui est parvenu jusqu’à la cime de ce rocher escarpé et glissant qu’il essayait de gravir depuis trente ans, et auquel il ne serait jamais parvenu sans l’abbé de Vermont, qui lui a donné la main. Il vient d’être nommé chef du conseil des financés. De là à être premier ministre, il n’y a plus qu’un pas, et il a beau jeu pour y parvenir, à moins que la