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femme ne te verra que des instans et jamais sans témoins. » Et voilà comment il y a des héroïnes de roman qui ne s’en doutent pas, même dans un temps où l’on n’y mettait pas toujours tant de façons !

Qu’une femme du meilleur monde, d’une nature délicate et passionnée, d’instincts visiblement droits, reste pendant des années ou, pour mieux dire, jusqu’à son dernier jour livrée à cette première et mystérieuse fascination, ce n’est point impossible. Qu’un des personnages dont le nom signifie légèreté, même dans un siècle léger, se trouve être un homme aimant, fidèle, vrai dans l’intimité sans cesser d’être spirituel, — à quoi se fiera-t-on désormais ? C’est pourtant ainsi, et ce Journal du chevalier de Boufflers, sans avoir les saillies, la vivacité, la grâce souvent piquante de celui de Mme de Sabran, n’est pas moins une révélation et le complément de cette liaison romanesque. Pendant les années du voyage au Sénégal, c’est entre ces deux êtres séparés par les mers un dialogue qui ressemble singulièrement à un monologue sur un thème unique et inépuisable. Le secret pour l’un et l’autre, c’est d’être occupés l’un de l’autre, et l’exilé « africain » est par la pensée aussi souvent à Paris, dans la chambre bleue ou à Anisy que dans la colonie qu’il gouverne au nom du roi. Le chevalier de Boufflers prend certainement au sérieux une mission qu’il a demandée par une délicatesse intime, qu’il veut remplir avec honneur. Il met son zèle, son activité et les ressources de son esprit à organiser une colonie qu’il appelle « un corps étique où la circulation ne se fait pas. » Il décrit d’un trait amusant ses visites aux rois maures, ses voyages à Corée, ses tribulations administratives. Ce qui le soutient visiblement, c’est la pensée qui l’a conduit loin de Paris et des salons, et dans ce journal intime commencé au départ, continué jusqu’au retour, c’est Mme de Sabran qui est tout depuis la première jusqu’à la dernière heure. Le chevalier de Boufflers ne voit que son amie. « J’aime, dit-il, à tourner mes regards vers cette maison si chère, à t’y voir au milieu de tes occupations et de tes délassemens, écrivant, peignant, lisant, dormant, rangeant et dérangeant tout, te démêlant des grandes affaires, t’inquiétant des petites, gâtant tes enfans, gâtée par tes amis, et toujours différente et toujours la, même, et surtout toujours la même pour ce pauvre vieux mari, qui t’aime tant, qui t’aime si bien, qui t’aimera aussi longtemps qu’il aura un cœur. » L’Africain sait bien le faible de son amie, il s’occupe de ses enfans autant que d’elle-même, et ce n’est point certes le trait le moins curieux de voir ce poète badin mettre tout son esprit à varier l’expression d’un sentiment unique, simple et vrai.

Chaque soir, le chevalier inscrit dans son journal un mot, un