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souvenir, une scène de sa vie. Tantôt c’est un bal où il fait danser les dames de Corée ; tantôt c’est une fête donnée à un « gros monarque noir, » au roi de Podor, originalement peint avec son cortège de femmes, de prêtres et de guerriers baroques. Quelquefois il se laisse aller à tracer d’une main légère quelque joli petit tableau. « Je suis un barbare, ma fille, je viens d’une chasse aux petits oiseaux… J’ai tué deux charmantes tourterelles. Elles étaient sur le même arbre, se regardant, se parlant, se baisant, ne pensant qu’à l’amour, et la mort est venue au milieu de leurs doux jeux. Elles sont tombées ensemble sans mouvement et sans vie, la tête penchée avec une certaine grâce triste et touchante qui aurait presque fait penser qu’elles aimaient encore après leur mort. Tout en les plaignant, je les enviais. Elles n’ont point souffert ; leur existence n’a point fini par la douleur, leur amour n’a point fini par le refroidissement, leurs pauvres petites âmes voltigent encore dans les airs et se caressent. Elles n’ont plus de mort à craindre ; mais peut-être craignent-elles d’être un jour condamnées à naître à des époques éloignées l’une de l’autre et par conséquent à vivre l’une sans l’autre. Tout cela donne beaucoup à penser, surtout à toi qui aimes tant à te perdre dans les systèmes et dans les sentimens… » Tout n’est pas rose dans la vie d’un gouverneur, même avec les courses à Corée et les réceptions des rois maures, « Il y a des momens, écrit Boufflers, où cette pauvre tête est comme un hôpital dans lequel toutes les idées languissent comme autant de malades, sans force et sans courage, et leur médecin, qui est la raison, souffre lui-même et ne fait pas son devoir. Tu sais cela mieux que personne, pauvre petite anéantie ; mais, dans les plus fâcheux instans, tu sais conserver la grâce comme le gladiateur mourant… » Lui aussi, il va par tous les chemins à son amie ; puis, quand il revient réellement, il querelle la mer qui le retient, le vent qui ne gonfle pas ses voiles ; il se peint gaîment avec toute une ménagerie de singes et de perroquets. « J’ai une perruche pour la reine, un cheval pour le maréchal de Castries, une petite captive pour M. de Beauvau, une poule sultane pour l’évêque de Laon et un mari pour toi… » A sa mission du Sénégal, le chevalier de Boufflers gagna d’être maréchal de camp, membre de l’Académie française à la place de l’archevêque de Lyon, M. de Montazet, bientôt député du baillage de Nancy aux états-généraux, mais non encore d’être le mari de celle avec qui il était lié depuis dix ans.

Le temps n’était peut-être pas propice pour dénouer le roman du cœur par le mariage. Tout s’ébranlait et s’assombrissait. Cette assemblée des notables, dont Mme de Sabran avait plaisanté comme tout le monde, devenait les états-généraux, qui devenaient