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poète a distribué à son gré les longues et les brèves, sans tenir compte d’aucune autre règle que d’arriver à une longueur de lignes à peu près égale à celles qu’il avait lues chez Horace et Virgile. L’intérêt que présente pour nous cette versification barbare, c’est qu’elle contient déjà quelques-uns des procédés qui seront employés plus tard. La rime elle-même, qui était réservée à une si grande fortune, s’y rencontre quelquefois. Commodien est un précurseur du moyen âge ; il l’annonce et l’introduit près de trois siècles avant qu’il n’ait commencé d’exister. Il y a des génies qui sont en avance sur leur temps et pressentent les progrès de l’avenir ; lui au contraire semble prévoir la décadence et travaille à l’amener. Il est aisé d’imaginer, bien que personne ne nous l’ait dit, de quelle façon ses vers ont dû être accueillis de ses contemporains. Quoique fort inférieure à celle qui l’avait précédée, la société du IIIe siècle continuait à aimer avec passion les lettres et les arts. Elle ne produisait plus guère d’œuvres originales, ayant perdu le don charmant de créer, mais elle admirait et imitait sans se lasser les chefs-d’œuvre antiques. Ne tenir aucun compte des grands modèles quand on écrivait, négliger les règles les plus élémentaires de la poésie, faire des vers sans quantité et sans mesure, c’était donner à ses habitudes et à ses admirations le plus insolent démenti. Elle y arriva plus tard elle-même, mais seulement après plusieurs siècles d’effroyables calamités et quand elle eut subi l’invasion des barbares. C’était vraiment trop exiger d’elle que de vouloir qu’elle devançât volontairement ces temps malheureux, et que de son plein gré elle renonçât à toutes ces délicatesses d’un art dont elle était éprise. Le sacrifice était au-dessus de ses forces, et il est probable que cette apparition prématurée de la barbarie n’excita chez elle qu’un sentiment profond de colère ou de mépris.


II

L’exemple de Commodien et le peu de succès de sa tentative semblaient prouver qu’il n’était pas possible de renoncer tout à fait à l’art antique ; il fallait donc essayer de s’accommoder avec lui. Le christianisme pouvait le faire sans se démentir. Il ne s’était pas