Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dédaignées ou perdues, tout en s’étonnant parfois que les souvenirs puissent être plus doux et plus vifs que ne l’a été l’impression elle-même.

C’est bien sous l’empire de ces sentimens que Sainte-Beuve a visité Rome, Naples, et au retour les côtes de la Provence, d’où il datait ces quelques lignes attristées que j’ai déjà citées plus haut, et que lui inspirait la vue des plages d’Aigues-Mortes. Ce qu’il allait chercher dans ce voyage, lui-même va nous le dire dans ces vers, qu’on me permettra de citer ici malgré leur faiblesse parce qu’ils ouvrent une perspective inattendue, sur un côté peu connu et peu étudié de la nature de Sainte-Beuve :

Pour de lointains pays (quand je devrais m’asseoir),
Je vais, je pars encor. Que veux-je donc y voir ?


Est-ce, se demande-t-il, la nature, l’art, le passé ? Oui, sans doute, puis il ajoute :

Mais est-ce bien là tout ? est-ce ton vœu, poète ?
Autrefois sur la terre, à chaque lieu nouveau,
Comme un trésor promis, comme un fruit au rameau,
Je cherchais le bonheur. A toute ombre fleurie,
Au moindre seuil riant de blanche métairie,
Je disais : Il est là. Les châteaux, les palais
Me paraissaient l’offrir autant que les chalets ;
Les parcs me le montraient au travers de leurs grilles.
Je perçais, pour le voir, l’épaisseur des charmilles,
Et dans l’illusion de mon rêve obstiné,
Je me disais le seul, le seul infortuné.
Aujourd’hui qu’est-ce encor ? Quand ce bonheur suprême,
L’amour, car c’était lui, m’ayant atteint moi-même,
S’est enfui, quand déjà le souvenir glacé
Parcourt d’un long regard le rapide passé,
……….
Je cherche… Quoi ? Ces lieux ? leur calme qui pénètre,
L’art qui console ? Oh ! non. Moins que jamais peut-être,
Mais au fond, mais encor le bonheur défendu,
Et le rêve toujours, quand l’espoir est perdu.

Ce rêve si obstinément poursuivi, quelle forme prenait-il ? Disons-le à son honneur : c’était peut-être le plus pur, le plus élevé, le plus sain de tous ceux qu’il avait jamais conçus jusque-là ; celui d’un chaste amour dont les liens auraient irrévocablement fixé sa destinée. Fut-il jamais sur le point de le voir se transformer en une réalité ? A deux reprises différentes, on peut conjecturer à travers la réserve de son langage qu’il fut bercé par l’espoir de l’atteindre. La première fois ce fut à Marseille, à la veille de son départ pour l’Italie : « Nous voguions le soir, hors du port ; nous allions rentrer. Une