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musique sortit ; elle était suivie d’une quarantaine de petites embarcations qu’elle enchaînait à sa suite et qui la suivaient en silence et en cadence. Nous suivîmes aussi. Le soleil couché n’avait laissé de ce côté que quelques rougeurs ; la lune se levait et montait déjà pleine et ronde… Cette musique ainsi encadrée et bercée par les flots nous allait au cœur : — Oh ! rien n’y manque, m’écriai-je en montrant le ciel et l’astre si doux. — Oh non, rien n’y manque, répéta après moi la plus jeune, la plus douce, la plus timide voix de quinze ans, celle que je n’ai entendue que ce soir-là, que je n’entendrai peut-être jamais plus. Je crus sentir une intention dans cette voix si fine de jeune fille ; je crus, Dieu me pardonne, qu’une pensée d’elle venait droit au poète, et je répétai encore, en effleurant cette fois son doux œil : Non, rien ! — Et, semblables à ces échos de nos cœurs, les sons lointains de la musique mouraient sur les flots. » Ces échos retentissaient peut-être encore dans le cœur de Sainte-Beuve lorsque quelques mois après, descendant un soir du Vésuve, il décrivait en quelques lignes rapides le paysage qu’il avait contemplé et qu’il ajoutait : « Oh ! vivre là, y aimer quelqu’un et puis mourir ! »

La seconde fois que le rêve d’une destinée fixée par l’amour se laissa entrevoir à lui, ce fut dans des circonstances dont il ne nous a pas révélé le mystère délicat. « Ce rêve fut court, a écrit Sainte-Beuve, il a commencé sur le plus vague et le plus tendre nuage de la poésie ; il a fini au plus aride et au plus désolé du désert à jamais illimité du cœur. Au dedans tout, rien au dehors. » — Un ciel moins brillant que celui de l’Italie fut témoin de cette courte illusion ; elle naquit auprès de doux sœurs, Frédérique et Elisa Wilhelmine, si toutefois ce ne sont pas là deux noms imaginaires. Un moment il crut avoir trouvé. Ce fut peut-être un soir où, pendant qu’il laissait errer « une main distraite et ignorante sur le clavier d’un piano encore tout frémissant des accords qu’elle venait d’en tirer, l’aînée s’approcha et dit avec un sourire : — Essayez, qui sait ? Les poètes savent beaucoup d’instinct. Peut-être savez-vous jouer sans l’avoir appris. — Oh ! je m’en garderai bien, dis-je ; j’aime mieux me figurer que je sais et j’aime bien mieux pouvoir encore me dire : peut-être. — Elle était là, elle entendit et ajouta avec cette naïveté fine et charmante : — C’est ainsi de bien des choses, n’est-ce pas ? Il vaut mieux ne pas essayer pour être sûr. — Oh ! ne me le dites pas, je le sais trop bien, lui répondis-je avec une intention tendre et un long regard. Je le sais trop et pour des choses dont on n’ose se dire : peut-être. — Elle comprit aussitôt et se recula, et se réfugia toute rougissante auprès de son père. »

Quel accident du sort, quel caprice de jeune fille détruisit