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l’espérance un moment entrevue ? Sainte-Beuve l’a toujours laissé ignorer. Les seuls vestiges de ce rêve sont quelques pièces de vers. Il les a réunies à la fin d’un de ses volumes de poésie « comme on enfermerait quelques feuilles, quelques fleurs brisées dans une urne. » Ouvrons cette urne un moment pour en tirer celle-ci qui n’est point encore trop fanée :

Paroles, vœux d’un cœur amoureux et timide,
Redoublez de mystère et de soin caressant,
Et près d’elle n’ayez d’aveu que dans l’accent.
Accent, redevenez plus tendre et plus limpide,
Ému d’un pleur secret sous son charme innocent !
Regards, retrouvez vite et perdez l’étincelle,
Soyez, en l’effleurant, chastes et purs comme elle,
Car le pudique amour qui me tient cette fois,
Cette fois pour toujours ! a pour unique choix
La vierge de candeur, la jeune fille sainte,
Le cœur enfant qui vient de s’éveiller,
L’urne qu’il faut remplir sans lui causer de crainte,
Qu’il faut toucher sans la troubler.

Ce fut peut-être au lendemain d’un réveil dont la brusquerie dut être amère que Sainte-Beuve écrivit cette pensée, rattachée depuis à son dernier volume de Portraits contemporains : « Pourquoi je n’aime plus à me promener dans le petit sentier ? Je sais bien qu’il est le même ; mais il n’y a plus rien de l’autre côté de la haie. »

Cette haie de l’autre côté de laquelle il n’y a plus rien clôt définitivement la portion sentimentale et romanesque de la vie de Sainte-Beuve. Son caractère plus affermi et son esprit plus mûr vont désormais lui permettre de se livrer aux préoccupations purement littéraires, aux plaisirs de l’esprit, et la part qu’il continuera de laisser dans sa vie secrète à d’autres préoccupations ainsi qu’à d’autres plaisirs deviendra de moins en moins avouable. J’ai fait jusqu’ici ce que Sainte-Beuve aurait, j’en suis convaincu, fait lui-même, s’il avait écrit sa vie : j’ai laissé au second plan et dans l’ombre le critique pour m’occuper surtout de l’homme, du poète, ainsi qu’il aimait de préférence à s’appeler. Il est temps de revenir en arrière et de marquer les progrès rapides que Sainte-Beuve avait continué de faire dans un genre qu’il dédaignait encore, et dont il devait cependant pousser si loin la perfection.


IV

La critique littéraire de Sainte-Beuve n’avait pas, durant les premières années qu’il s’y exerçait, la hauteur des vues qu’il a su lui donner avec les années. Il avait débuté, pour emprunter à la