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partie des différences qu’on remarque entre les rédactions diverses qu’il a faites de ses Chroniques provient de ces anecdotes nouvelles qu’il recueillait dans ses voyages, et qu’au retour il ajoutait à son récit. Quelques-unes sont vraiment charmantes, et il eût été bien fâcheux de les laisser perdre. Il avait raconté avec grand plaisir, dans sa première rédaction, l’amour d’Edouard III pour la belle comtesse de Salisbury ; il y dépeignait l’arrivée du roi dans le château de la comtesse qu’il vient de délivrer de l’attaque des Écossais, sa première entrevue avec elle à la porte du château, où elle était venue le recevoir « si richement vêtue et atournée que chacun s’en émerveillait, » et « cette étincelle de fine amour qui le férit au cœur et lui dura par long temps. » Il rapportait avec les plus grands détails les propos engageans que le roi lui avait tenus pour gagner ses bonnes grâces, la résistance honnête et inattendue qu’il avait rencontrée, et comment il s’était enfin éloigné « en grands pensées et mésaise de cœur. » Dans le manuscrit d’Amiens, ce récit se trouve encore augmenté d’une scène piquante qui le complète. C’est le tableau de la partie d’échecs que le roi joue le soir avec la comtesse, et qui est compliquée d’incidens divers comme le roi voulait « que quelque chose demeurât du sien à la dame, » il avait mis pour enjeu un très bel anneau qu’il portait à son doigt, et faisait tous ses efforts pour perdre. De son côté, la dame jouait de son mieux « afin que le roi ne la tînt pas pour trop simple et ignorante ; » mais il ne pouvait s’empêcher de la regarder si fort par momens qu’elle en était toute honteuse. A chaque fois le trouble qu’elle éprouvait la faisait mal jouer et exposait le roi à gagner malgré lui. Il lui fallut beaucoup de peine pour finir par se faire battre, et encore plus pour forcer la dame à garder son anneau. Cette anecdote, que Froissart ignorait quand il rédigea pour la première fois son histoire, lui a été sans doute racontée plus tard, et il n’a pas voulu l’omettre ; il a tant éprouvé de plaisir à l’entendre qu’il ne résiste pas à la redire. Il veut d’ailleurs que nous sachions par le détail tout ce qui s’est passé entre le roi et la comtesse. Des chroniqueurs se sont permis de parler de ces amours « moins convenablement qu’on ne le doit faire ; » ils ont osé prétendre « que le roi anglais assez vilainement usa de cette dame, et en eut, à ce qu’on dit, ses volontés comme par force. » Mais Froissart, qui est curieux de tout, des choses légères autant au moins que des plus graves, et qui s’est informé de cette aventure en Angleterre, « en l’hôtel du roi principalement et des grands seigneurs de ce pays, » tient à le défendre ainsi que la dame « de tout vilain reproche. » Voilà pourquoi le récit de la première rédaction s’est fort augmenté dans la seconde. Par contre, le manuscrit de Rome n’en dit plus rien. Toute cette