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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/29

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FLAMARANDE.

se leva brusquement en me disant d’une voix émue, mais non irritée : — Ne me parlez pas de cela, Charles ! je vous en prie, et au besoin je vous le défends. Sévines m’a été fatal, j’y ai perdu mon enfant, et j’ai failli y perdre la raison. Vous m’avez plainte, je le sais, vous trouviez M. le comte trop sévère ; mais moi je ne me plains pas. Il m’a rendu service en m’empêchant de nourrir une illusion et en ne me cachant plus la mort tragique de mon pauvre enfant, À présent je suis résignée, et, ainsi que mon mari me l’a prescrit, je supporte mon malheur avec dignité. Ne me rappelez donc pas ces déchiremens, si, comme je le crois, vous m’êtes attaché. Restez chez nous et croyez que vous pouvez contribuer à ma consolation en soignant, en aimant Roger comme vous le faites. Ah ! je devine maintenant pourquoi vous avez cette crainte de m’avoir déplu ! Je vous ai reproché dernièrement de le gâter ; je ne vous reproche rien, Charles, rien, entendez-vous ? Je vous supplie de ne pas gâter trop Roger, mais aimez-le et ne le quittez pas, voilà ce que je vous dis sincèrement, car je le pense. Bonsoir, mon ami, ne vous tourmentez plus et croyez bien que je sais vous apprécier.

Elle ne me permit pas de répliquer un mot, car elle s’était levée et elle passa dans sa chambre, où dormait Roger.

Congédié avec ces paroles de bonté, je me retirai plus oppressé, plus mécontent d’elle et de moi qu’auparavant. Elle savait tout et ne daignait pas me faire de reproches. Je n’étais rien pour elle qu’une force aveugle au service de son mari. Si elle maudissait le bourreau, elle ne voulait pas qu’on s’en doutât, et elle ne s’en prenait pas à moi, l’instrument de torture ; désormais satisfaite et consolée, elle pardonnait, mais du haut de sa froide bienveillance et de sa systématique douceur. Ah ! que la scène eût été différente, si elle m’eût laissé lui dire que je la savais coupable ! C’est alors que je l’eusse vue peut-être encore à mes pieds.

Eh bien ! ce moment viendra, me disais-je. Je la suivrai et je l’observerai si bien que je la surprendrai avec M. de Salcède. Il faudra bien alors qu’elle sente en moi quelque chose de plus que l’espion de son mari, car celui-ci ne saura rien, et je la condamnerai tout seul. Je l’épouvanterai pour mon propre compte. Qu’elle s’humilie alors, qu’elle me demande grâce. Je pardonnerai, je lui prouverai que je suis quelque chose de plus qu’un bonhomme et un estimable domestique.

Dès le lendemain, j’allai voir la Niçoise pour savoir si, dès le temps où Gaston était avec elle dans sa montagne, elle n’avait pas été tâtée et questionnée par des étrangers. La Niçoise habitait Villebon à cinq lieues de Paris. Elle y était propriétaire et envoyait ses fruits et ses légumes à la halle. Je lui servais régulièrement sa