Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’alois de la viande salée. C’est sans doute à cause de cette mention fréquente des truffes chez les médecins arabes d’Espagne que la tradition consacrée est d’attribuer aux Espagnols l’usage de ce mets délicat pendant la période obscure du moyen âge. Alors sans doute les arts et le luxe florissaient chez les Maures, tandis que les rudes représentans de la chrétienté féodale en étaient, comme les héros d’Homère, aux grosses viandes succinctement apprêtées ; mais dès que la première aube de la renaissance se fut levée sur l’Italie et la France, le goût de la bonne chère dut renaître dans ces régions encore imprégnées des souvenirs de la culture romaine. Ce n’est pas l’Espagne chrétienne, pays classique de la sobriété, qui dut et put donner aux papes d’Avignon ou de Rome, aux puissans et riches citoyens des républiques italiennes, aux cours brillantes de Provence et de Bourgogne, le goût de la bonne chère et des plaisirs de la table. Aussi la truffe noire, expression de ce luxe renaissant, est-elle dès le XVe siècle en honneur dans les festins de Rome et de la noblesse italienne. Platina, l’historien des papes, vante les truffes de Norcia, dans le voisinage de Spolète, région de l’Ombrie déjà célèbre dans l’antiquité pour l’excellence de ses productions végétales, et où la petite ville de Mévania devait voir naître peu de temps après Alphonse Ciccarelli, l’auteur de l’opuscule sur les truffes traduit et commenté par Amoreux. Au XVIe siècle, l’usage des truffes est fréquent dans toutes les parties de la péninsule ; elles abondent en Toscane : Matthiole en parle comme d’un mets favori des grandes maisons. Platina en avait déjà signalé l’abus en introduisant une distinction subtile dans le genre d’excitation que leur supposait un préjugé populaire[1]. Moins casuiste et plus rigide, Jean-Michel Savonarola engage les intempérans en fait de truffes à craindre Dieu, s’ils ne craignent la colique et la strangurie, conseils, on le suppose aisément, qui n’ont jamais fait perdre un coup de dent aux vrais adeptes d’Épicure.

La preuve que ce goût des truffes n’était pas absolument confiné dans l’Italie de la renaissance, c’est que dès 1438 Jean le Bon, duc de Bourgogne, séant alors dans ses états de Flandre et Brabant, fait compter « VI livres VIII sous à Jehan Chapponel de Villers-le-Duc, pour don quant nagaires il apporta à M. le duc des truffes en Brabant et pour soi en retourner en Bourgogne[2]. » Sans doute ces truffes bourguignonnes ne valaient pas celles d’Italie. Qu’étaient

  1. « Alit hic cibus (ut Galeno placet) et quidem multum ad venerem ciet. Hinc est quod crebro utantur tuberibus delicatorum ac lautorum mensæ, quo in venerem promptiores sint. Ad genituram si id fit, laudabile ; si vero ad libidinandum (ut plerique ociosi et intemperantes solent), detestandum omnino. »
  2. Archives générales du département du Nord, aux comptes de la maison de Bourgogne (Baron de Melicocq).