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aristocratiques, furent des périodes de croissans triomphes pour l’art dont Brillat-Savarin, dans une œuvre exquise, s’est fait à la fois l’historien et le coryphée. La truffe donne du piquant à cette aimable fantaisie, où la morale Spartiate est toujours battue par l’atticisme parisien. C’est le dernier mot et le plus charmant d’un régime dont on serait tenté d’aimer les faiblesses, tant elles savaient s’envelopper d’esprit et de grâce. Avec nos temps démocratiques, les jouissances de tout genre se sont étendues, sinon raffinées. On paie cher le luxe, et beaucoup de gens peuvent le payer : la science, le commerce, l’industrie, sont les agens toujours en jeu de ce bien-être croissant qui s’accompagne sans doute d’abus, mais dont on ne saurait méconnaître l’heureuse influence sur la sociabilité publique, car, si la vieille urbanité se perd en tant qu’expression des manières d’une autre époque, l’art de bien manger et de bien causer sont deux choses trop françaises pour ne pas survivre à toutes les transformations des mœurs.

En esquissant en quelques lignes l’histoire gastronomique de la truffe, je n’ai fait qu’effleurer un sujet très vaste ; revenons à la truffe considérée au point de vue de l’hygiène. Ici l’ancienne médecine a presque toujours plaidé le contre, mais les gourmands ont plaidé le pour, et finalement gagné le procès. Avicenne dit que les truffes peuvent occasionner la paralysie et l’apoplexie, que, étant fort crues, elles ne peuvent fournir qu’un aliment cru et des humeurs mélancoliques. Guillaume Placentin ajoute qu’en mangeant des truffes on peut craindre la mélancolie ou la lèpre ; tous ces pronostics effrayans n’ont pas arrêté l’usage d’un mets salubre en lui-même, très nourrissant, excitant la digestion s’il est pris avec mesure. « Que pensez-vous des truffes ? disait un jour à son médecin Portai le roi Louis XVIII de gastronomique mémoire, je gage que vous les défendez à vos malades. — Mais, sire, je les crois un peu indigestes. — Les truffes, docteur, ne sont pas ce qu’un vain peuple pense, » répliqua le roi, et ce disant il dépêchait un gros plat de truffes sautées au vin de Champagne. L’argument, s’il peut sembler faible à la médecine, est fait pour séduire à table tous les convives, y compris les médecins. Je m’arrête sur cette pente de la chronique anecdotique de la truffe : il serait trop facile et trop banal d’y puiser des historiettes lestement contées. Chaque chose est bien à la condition d’être à sa place : les gens d’esprit sauront toujours trouver à sourire en relisant Brillat-Savarin, mais ils sauront gré à la science de ne pas s’aventurer plus avant dans le domaine de l’aimable fantaisie.


J.-E. PLANCHON.