Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transforme ces paroles en acte, il entraîne ses collègues, il force pour ainsi dire la porte du cabinet de l’empereur, et brusquement, impétueusement, il lui jette ces mots au visage : « Sire, l’heure est venue d’en finir. Tout est désespéré. Il faut faire votre testament, il faut abdiquer en faveur du roi de Rome. » Étonné d’un ton si impérieux, l’empereur élève la voix et affirme avec autorité qu’il y a moyen de poursuivre la lutte ; mais le maréchal, parlant plus haut encore et l’interrompant avec rudesse : « C’est impossible ! s’écrie-t-il, l’armée n’obéira point, vous avez perdu sa confiance. » La scène fut si violente, et Ney, lancé comme dans une charge, proféra des paroles si dures, fit des gestes si menaçans, que l’empereur put croire un instant qu’on en voulait à sa vie. Le maréchal lut ce sentiment dans les yeux du maître, et, s’arrêtant soudain, il ajouta : « Oh ! ne craignez rien ! nous ne venons pas vous faire ici une scène de Pétersbourg. »

Le général de Ségur a bien raison de dire que personne jusque-là n’avait montré à l’égard de l’empereur une telle liberté d’allures. C’était véritablement une audace inouïe. Lorsque Lannes, oublié dans un bulletin, adresse à Napoléon des réclamations si énergiques, lorsque Caulaincourt, pendant la guerre de 1812, traité de chevalier de l’empereur de Russie devant le parlementaire envoyé par Alexandre, se fâche, s’emporte, fait une scène terrible à l’empereur, lui déclare qu’il va quitter l’armée, qu’il lui répugne de rester sous ses ordres, qu’il demande une division en Espagne, où nul ne veut servir, et le plus loin de lui qu’il sera possible, — on ne peut voir là que des griefs tout personnels, et la violence même de ces emportemens montre assez quelle part y avait l’affection. Se plaindre de tel ou tel procédé de l’empereur précisément à cause du dévoûment qu’on met à son service ou bien prononcer un jugement d’ensemble sur son caractère et ses actes, ce sont des choses très différentes. L’impression ressentie par Ségur au mois de novembre 1813 était donc parfaitement exacte. Nous cependant qui, en le lisant à distance, cherchons à démêler ses sentimens et ses idées, nous qui peut-être nous trouvons en mesure d’analyser ses impressions mieux qu’il ne le faisait lui-même, nous avons le droit de compléter ses paroles. Il y a un homme qui, sans éclat, sans violence, a su juger l’empereur longtemps avant les jours néfastes où le malheur l’avait courbé. Cet homme, c’est Philippe de Ségur. Je ne veux pas dire qu’il ait résumé son jugement dans une de ces pages où revivent les traits principaux d’une figure et qui en fixent le caractère moral avec une précision souveraine. Le vaillant soldat n’était pas un esprit assez philosophique pour mener à bien pareille tâche. J’affirme toutefois que sans viser si haut, par la seule sincérité de son récit, il a donné sur toutes les circonstances