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odieuses de ses anciens amis. On ne lui permettait pas de faire connaître la vérité. Vainement les personnes de sa famille allaient-elles raconter partout ce qui s’était passé, son désespoir, ses cris, son évanouissement chez le premier consul à la nouvelle du meurtre, l’amertume violente de ses reproches, quand il fut revenu à lui par les soins mêmes de Bonaparte ; on ne voulait rien entendre, il était responsable de tout. S’il n’avait rien à se reprocher, pourquoi ne donnait-il pas sa démission ? C’était le seul moyen pour lui d’écarter sûrement toute idée de participation au crime. Ainsi, d’après ces exigences hautaines de l’ancienne société, on voyait se dessiner le projet de faire le vide autour de Bonaparte, et à quel moment eût-on suivi cette politique ? lorsqu’une catastrophe déplorable inspirait aux révolutionnaires des sentimens de joie et d’espérance. En vérité, on ne pouvait rien imaginer de mieux pour détruire l’œuvre du consulat et rejeter la France dans les abîmes. Le comte de Ségur et son fils comprirent autrement leur devoir. Des hommes de sens et de vrai patriotisme ne disent jamais : Périsse la France plutôt qu’un principe ! au contraire ils subordonnent toujours leurs sentimens personnels au salut du pays. C’est ce que fit l’ancien ambassadeur du roi Louis XVI, c’est ce que fit avec lui le jeune officier du premier consul. En se retirant, ils eussent donné un mauvais exemple et entravé un gouvernement réparateur ; ils restèrent. Tel fut le résultat de cette consciencieuse enquête, tel fut le dernier mot de cette délibération loyale.

Une fois la résolution prise, je ne sais quels furent les sentimens du père. Il avait cette suprême aisance que donne une longue expérience des choses humaines, il était sceptique et accommodant, avec un grand fonds d’honneur ; quant au fils, nature austère, esprit un peu triste et sombre, il demeura longtemps inquiet, agité, en proie aux scrupules qui le tourmentaient. Il a raconté lui-même quelles avaient été ses angoisses pendant que son père recueillait les observations dont il avait besoin pour la règle de sa conduite. « Pendant les trois jours qu’il y employa, nous dit-il, enfermé chez moi, maudissant cette nuit fatale, obsédé du spectacle horrible qu’elle offrait sans cesse devant mes yeux, je restai anéanti ! » Écoutez-le maintenant, quand il a interrogé sa conscience et qu’il s’est décidé par patriotisme à ne pas quitter son poste. Son premier mouvement est de presser son père de se rendre chez les Caulaincourt ; il importe de raffermir leur courage ébranlé sans doute par des émotions si cruelles. D’après ses propres perplexités, il devine la souffrance de ses amis. Son père ira aussi chez quelques autres personnes dont il faut rassurer la conscience. Hommes du même bord, il convient qu’ils aient tous la même attitude et le même langage à la première occasion qui les réunira aux Tuileries.