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Cette occasion se présenta le dimanche suivant 25 mars. Ici, soyons attentifs : on est encore sous le coup de l’événement ; que va-t-il se passer ? Y aura-t-il des vides dans l’assistance ? Quels sentimens lira-t-on sur les physionomies ? Quelle figure fera le premier consul ? Caulaincourt sera-t-il à son poste ? Que de causes d’émotion profonde ! que de sujets d’étude et de curiosité ! Si l’on veut apprécier exactement une telle scène, rien ne peut remplacer le récit d’un témoin ; je laisse la parole à Philippe de Ségur.

« Ce jour-là, l’affluence de toutes les autorités dans le palais fut considérable. Nous n’avions pu communiquer nos sentimens qu’à peu d’amis, et pourtant l’accord, sans qu’on se fût concerté, fut unanime. Caulaincourt, le maintien ferme et décidé, les lèvres serrées, le teint jauni, les traits contractés, semblait vieilli de dix ans ; il était méconnaissable. Sa pâleur, quand je lui serrai la main, redoubla ; mais son attitude resta de marbre. À quelques pas de là, je rencontrai ce même d’Hautencourt, dont les paroles à Duroc avaient si cruellement contrasté avec le bouleversement de sa figure. Aux questions que je lui adressai, il me répondit que les derniers mots du malheureux prince avaient été : « il faut donc mourir, et de la main des Français ! » Puis, sur une dernière interpellation que j’eus de la peine à achever : « Il est mort en héros ! » me répondit-il. — En ce moment, Bonaparte reparut au milieu de nous. Il traversa la foule entr’ouverte et silencieuse pour se rendre à la chapelle. Il n’avait point changé de contenance. Pendant le sacrifice, quand la prière s’élevait aux cieux, je l’examinai avec un redoublement d’attention. Là, devant Dieu, en présence de sa victime, qu’il me semblait voir réfugiée sanglante à ce tribunal suprême et tout empreinte des horreurs d’un brusque supplice, je m’attendais, dans l’angoisse de mon cœur, à ce qu’un remords, un regret du moins se manifesterait sur les traits de l’auteur d’un acte aussi cruel ; mais, quel que pût être son sentiment intérieur, rien en lui ne varia, il resta calme, et, au travers des larmes qui me remplissaient les yeux, sa figure me parut belle d’un juge sévère et inflexible ! »

Un juge inflexible ! c’est bien là le rôle que le premier consul avait résolu de se donner et qu’il garda obstinément jusqu’à sa dernier heure. Le hasard ayant empêché la mission de Real, qui devait sauver le duc d’Enghien, il vit là un signe du destin, un avertissement de la fatalité (car il y avait dans son génie, nous le montrerons tout à l’heure, une singulière dose de superstition), — et dès lors il avait conçu tout un plan de conduite conforme à cette idée. Ce plan, les esprits attentifs purent le découvrir en cette mémorable réception des Tuileries le dimanche 25 mars 1804. Écoutons encore Ségur lorsqu’il examine le premier consul, et que de son regard attristé il le perce de part en part.