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torches pareilles s’allument. En quelques instans, sur une ligne de deux lieues, des milliers de gerbes de flammes éclatent au milieu des acclamations. « Ainsi, dit Ségur, ainsi fut improvisée aux yeux de l’ennemi étonné la plus mémorable des illuminations, la plus touchante des fêtes dont jamais une armée, dans un transport d’admiration et de dévoûment, ait salué son général. »

Eh bien ! c’est au milieu de ces fatigues et de ces ivresses, c’est dans la halte laborieuse de Lintz, c’est en ce bivouac triomphant d’Austerlitz, que le conquérant, tourmenté par sa conscience, s’efforçait de l’apaiser. Il y avait donc place à travers tant de distractions prodigieuses pour les choses de la vie morale. L’esclave du destin avait beau se raidir, au fond de son cœur de bronze éclatait toujours la protestation de l’humanité.


III

Cette préoccupation du destin n’en devenait pas moins un des traits les plus caractéristiques du génie de Napoléon. Si l’habitude est une seconde nature, on ne s’accoutume pas impunément à de certaines manières de penser. À force de chercher la justification de son crime dans une nécessité politique supérieure aux lois ordinaires, il en était arrivé à concevoir de sa mission parmi les hommes un sentiment exalté, sentiment tantôt très noble, très bienfaisant, tantôt voisin du délire et de la superstition. Les loyales confidences de Ségur, quelle que fût son admiration pour son maître, nous permettent de considérer tour à tour ce double aspect des choses.

Voyez par exemple ce qui se passa au palais de Saint-Cloud au mois de juin ou de juillet 1811. Quelle scène plus curieuse que celle-là, et, si l’on y regarde de près, quelle intention plus bienfaisante ? Marie-Joseph Chénier était mort le 10 janvier 1811, et Chateaubriand avait brigué l’honneur de lui succéder à l’Académie française[1]. Dans ses visites aux membres de l’Académie, il avait

  1. Il n’est pas sans intérêt de comparer ici le récit de Ségur avec celui que Charles Labitte nous a donné dans sa belle étude sur Marie-Joseph Chénier (voyez la Revue du 15 janvier 1844). Quand Charles Labitte écrirait ces pages, les Mémoires d’outre-tombe n’avaient pas encore paru. Il interrogea directement M. de Chateaubriand, qui s’empressa de lui communiquer des notes. Est-ce d’après ces notes, est-ce d’après la conversation de l’illustre écrivain que Labitte composa son récit, on ne saurait le dire ; nous y remarquons seulement une affirmation singulière. D’après ce récit, ce serait Napoléon qui aurait désiré voir le fauteuil de Marie-Joseph Chénier occupé par Chateaubriand ; le duc de Rovigo aurait été chargé de la négociation, Chateaubriand se serait fait un peu prier, effrayé qu’il était de cette tanière de philosophes, enfin il se serait décidé et aurait envoyé ses cartes sans faire de visites. Les mémoires de Ségur démentent absolument cette narration. On y apprend que le comte de Ségur avait déjà un candidat, M. Aignan, traducteur de l’Iliade et auteur d’une tragédie de Brunehaut, représentée l’année précédente au Théâtre-Français. Chateaubriand, dans sa visite au comte de Ségur, « insista, dit l’auteur des Mémoires, avec tant de vivacité, s’appuya de titres si puissans, promit si formellement sa voix et celles de ses amis à M. Aignan, pour la première place vacante après celle de Chénier, que mon père, entraîné par le bon droit de l’auteur du Génie du christianisme, décida M. Aignan à céder un fauteuil dont il se croyait déjà presque assuré. »