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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/211

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financières ; mais si le directeur de la banque, ce qui arrive quelquefois, est un homme d’humeur galante et qu’il protège une belle actrice sans talent, il donnera l’ordre à son critique des théâtres de louer régulièrement cette dame, et le critique la louera toujours par ordre du mufti, en réservant toutes ses épigrammes pour quelque vieux comédien bas percé, qui n’est protégé ni par un directeur de banque, ni par personne. Si un grand éditeur a soin de faire insérer dans un journal des annonces payées de tous les livres qu’il publie, le propriétaire du journal donne l’ordre à son critique littéraire de les louer tous indistinctement, et tout écrivain dont les ouvrages sont publiés par ledit éditeur est aussi certain d’être loué dans ce journal par ordre du mufti que d’être déchiré dans la feuille rivale qui ne reçoit pas d’annonces… Le principe suprême de l’industrie des journaux et de la critique qui est à leur service est de ne reconnaître quelque mérite qu’à ce qui peut leur servir à battre monnaie. »

On s’est récrié quelque temps contre ces habitudes peu catholiques ; si nous nous en rapportons à nos auteurs, on a fini par s’y résigner, l’opinion les accepte ; ne faut-il pas que chacun gagne sa vie ? Les éditeurs et les écrivains acquittent la dîme sans se faire prier, on les rembourse en réclames, et tout le monde est content. De tous les tributaires de la presse, les plus soumis sont les comédiens, docile troupeau que d’ingénieux bergers s’entendent à traire. L’amour-propre du comédien est encore plus chatouilleux que celui de l’homme de lettres ; la louange lui dilate délicieusement le cœur, la critique le tue, — aussi bien son avenir, l’engagement qu’il convoite, dépendent quelquefois des arrêts d’un feuilletoniste. Un Davison, une Lucca, ont dû, comme les autres, apporter leurs offrandes au journalisme, et, par des rouleaux d’or adroitement glissés, fermer la bouche aux Cerbères qui menaçaient de les dévorer. Le petit nombre des acteurs qui résistent aux sommations adressées à leur bourse expient cruellement leur folle obstination, heureux quand ils n’ont à défendre contre des attaques intéressées que leur talent et leur réputation d’artistes, heureux quand un petit journal ne publie pas la première partie d’une petite histoire compromettante pour leur caractère, en remettant la suite au numéro prochain. Au dire de M. Wuttke, il en coûte quelquefois 300 florins aux actrices pour obtenir que la petite histoire n’ait pas de suite. Ceci rentre dans les exploits de cette variété de la presse qu’on a surnommée en Allemagne la presse du revolver, laquelle arrête les passans au coin des rues en leur demandant l’honneur ou la bourse. L’art de s’enquérir, l’art d’espionner, l’art d’in-i sinuer, l’art d’intimider, l’art d’exploiter la peur qu’on inspire, ces méthodes sont, paraît-il, fort usitées en Allemagne, et c’est ainsi que la boutique se convertit quelquefois en caverne. Qu’il y ait des cavernes à Paris, si on nous l’affirmait, nous finirions peut-être par le croire ; mais