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viennois, jusqu’à ce qu’il crie vengeance pour le soufflet qu’il vient d’administrer à son voisin. » Michel n’est pas sot, il sait lire ; avant de se fâcher, il devrait méditer cette parole de M. Wuttke : « L’outre d’Éole est dans le nord, les vents qu’on en laisse sortir soufflent avec foreur d’un bout à l’autre de l’Allemagne. Pareils aux flocons d’un tourbillon de neige, les articles de fond tombent à terre jusqu’à ce qu’ils aient formé un tapis blanc. » De toutes les figures de rhétorique, la répétition est la plus puissante, et on peut calculer, avec la précision d’un algébriste, combien il faut d’articles de fond disant tous la même chose dans cinquante endroits différées pour fabriquer une opinion publique.

Nous ne voudrions pas qu’on se méprît sur notre pensée. Les conclusions de M. Wuttke ne sont pas tout à fait les nôtres, et avec quelque intérêt que nous ayons lu son livre, il nous permettra de faire nos réserves. Nous lui accorderons sans difficulté que le bureau central et le Reptilienfond exercent une influence notable sur la presse allemande, et partant sur la foule des badauds qui ne lisent qu’avec les yeux et sont incapables de distinguer un écrivain consciencieux d’un reptile. Gardons-nous cependant de trop attribuer aux petits moyens, aux petites et aux grandes corruptions dont usent les habiles pour se soumettre les esprits ; gardons-nous surtout de nous imaginer que tout soit factice dans les entraînemens auxquels nos voisins sont sujets, dans leurs enthousiasmes, dans leurs colères. L’extrême facilité avec laquelle ils croient tout ce qu’on est intéressé à leur faire croire résulte moins des ingénieux artifices qu’on emploie pour les persuader que des dispositions d’esprit que leur ont inspirées les événemens. Ce qui n’est point artificiel, c’est la popularité immense dont jouit parmi eux celui qui fut jadis le plus impopulaire des hommes. M. de Bismarck a fait son chemin dans le monde par le mépris de l’opinion. En 1866, quand il contraignit la Prusse à déclarer la guerre à l’Autriche, il avait contre lui le parlement, les partis, la cour, la presse, les villes et les campagnes, les inquiétudes de l’armée et les scrupules de son souverain. Il n’est pas d’exemple dans l’histoire qu’un homme ait tant osé, tant pris sur lui, jeté d’une main si audacieuse le gant à la destinée. La destinée a justifié son audace, aussi bien que sa clairvoyance et la sûreté de ses calculs, et l’opinion qu’il avait bravée est devenue sa très humble servante. Comment ne serait-il pas populaire ? Avant lui, l’Allemagne possédait sans doute la paix, la prospérité, les douceurs d’un ménage bien tenu, la gloire scientifique et littéraire ; une chose lui manquait, la fierté politique. L’homme qui a procuré à un peuple le plaisir de s’admirer et la joie de faire peur peut le conduire où il lui plaît.

La popularité de M. de Bismarck s’accroît de jour en jour. En 1870, on ne voyait encore en lui qu’un Prussien ; par la campagne qu’il a