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toujours sous la main. On n’attendait pas jusqu’au soir pour constater ses péchés et se les rappeler à l’heure du recueillement, on les saisissait au vol pour ne pas les laisser échapper. Le saint, revenu de son étonnement, finit par trouver cet usage fort judicieux, et dit qu’en effet un banquier ne peut pas bien constater tous les soirs ses profits et ses pertes, s’il ne les note pas de moment en moment à mesure qu’ils se produisent[1]. Il est même de ces moines qui, par humilité, faisaient collection de leurs tablettes, et à leur mort léguaient à leurs frères une bibliothèque de péchés. Cette pratique, qui consiste à marquer de moment en moment tous les manquemens à la règle a pourtant plus d’un inconvénient, et il est permis de ne pas l’admirer. L’examen de conscience n’est plus la surveillance de la vie ; il en devient la principale occupation. D’ailleurs ne risquait-on pas d’inscrire ses fautes avec l’impassibilité d’un greffier qui enregistre un renseignement dont il se servira plus tard, et, le soir venu, pouvait-on éprouver beaucoup de honte et de tristesse pour des crimes qu’on n’aurait pas retrouvés, si on ne les avait inscrits, et qui ne valaient pas la peine qu’on se les rappelât ? Ce sont là des procédés où l’on prend la minutie pour de la délicatesse morale, et qui dans tous les cas supposent autant de loisirs que de scrupules.

En franchissant un grand nombre de siècles et en revenant au monde profane, nous devons mentionner Franklin, qui usa d’un moyen analogue à celui de ces moines, mais avec plus de réserve et en ouvrier laborieux. Franklin a d’autant plus le droit de figurer ici que c’est conformément à la prescription des Vers d’or, comme il nous l’apprend lui-même, qu’il conçut la pensée de faire un examen journalier de sa conduite, et qu’il établit son tableau si connu avec colonnes verticales pour les jours, horizontales pour les vertus, formant ainsi de petits carrés où il marquait d’un point noir ses fautes à leur place. Après un certain temps, il en faisait le relevé, et, selon que la page était restée plus ou moins blanche, il voyait s’il avait fait plus ou moins de progrès. Son principe ressemble à celui d’Horace : « c’est déjà un commencement de sagesse que d’avoir échappé à la folie, sapientia prima stultitia caruisse. » Quant à la méthode de Franklin, elle est exactement celle qui a été recommandée par Épictète : « si tu ne veux pas être enclin à la colère, n’en entretiens pas en toi l’habitude, compte les jours où tu ne te seras pas emporté… Maintenant c’est un jour sur deux, puis ce sera un jour sur trois, et après cela un jour sur quatre[2]. »

  1. L’Échelle du ciel, de l’Obéissance, ch. 4, traduit par Arnauld d’Andilly.
  2. Entretiens, l. II, ch. 18.