« A la fin, je dus m’endormir, car je ne saurais vous dire si, oui ou non, la conversation continua de rouler sur la messe de minuit, l’adoration des pasteurs et le sorbet projeté. »
Comme s’il craignait de s’attarder trop longtemps à ces touchans souvenirs d’enfance, Alarcon prétendit bientôt donner dans Madrid le ton à la critique théâtrale. Il y porta le même caractère ardent et passionné dont il avait fait preuve dans la politique, et, si ses jugemens sévères n’étaient que trop souvent justifiés, sa franchise ne laissa pas de déplaire à plusieurs. Aussi quand, renonçant au rôle d’aristarque, il voulut à son tour aborder le théâtre, il trouva en face de lui la foule des auteurs mécontens qui avaient mérité et obtenu ses critiques. Après quelques représentations orageuses, sa pièce, l’Enfant prodigue, drame en trois actes et en vers, disparut de l’affiche. La cabale seule était-elle cause de cet insuccès, ou bien encore le talent d’Alarcon, si délicat, si original, se prêtait-il mal aux exigences de la scène ? Toujours est-il qu’à partir de ce jour Alarcon ne voulut plus rien écrire pour le théâtre.
Un événement heureux vint tout à coup changer le cours de ses pensées et fournir à son activité un but plus noble et plus élevé. Vers la fin du mois d’août 1859, à la suite d’outrages graves au pavillon espagnol, la guerre avait été déclarée entre l’Espagne et le Maroc. De tout temps, Alarcon s’est fait remarquer pour son patriotisme ; ce sentiment chez lui a toujours passé avant les sympathies politiques ou les idées de parti ; il est un des fervens de la gloire et du passé de l’Espagne. Afrique, Mexico, Gibraltar, ces noms, gros de souvenirs, reviennent sans cesse sous sa plume et lui arrachent des accens de colère et de regret.
L’enthousiasme d’ailleurs était général, et l’Espagne entière se levait pour cette croisade contre l’ancien ennemi ; il s’engagea comme simple soldat dans le bataillon des chasseurs de Ciudad-Rodrigo. On connaît les détails de l’expédition : les lenteurs du débarquement, les pluies, le choléra, le manque de vivres, les difficultés d’un terrain à demi noyé, les attaques incessantes des peuplades arabes fanatisées, deux grands mois employés à parcourir neuf lieues à peine, les journées de Castillejos et du Cabo-Negro, enfin la prise de Tetuan et le traité de paix inopinément signé sous la pression de l’Angleterre, que les succès de l’Espagne commençaient à inquiéter. Alarcon fit la campagne en brave soldat. Blessé d’un coup de feu dans la sanglante action du 31 décembre[1], il reçut successivement pour prix de sa valeur la
- ↑ C’est le même soir, à l’ambulance, que M. de Alarcon fit la rencontre d’une de nos compatriotes dont il nous a tracé le portrait en ces termes : « Voyez-vous cette sainte femme qui va de lit en lit, offrant aux blessés une tisane rafraîchissante qui les soutient et les ranime ? Elle leur parle une langue étrangère, mais sa voix mélodieuse, doucement émue, porte avec elle la consolation. Cette femme est une Française, non pas une cantinière ou une sœur de charité, comme on pourrait le croire au premier abord, mais une femme héroïque et désintéressée qui voyage avec son mari, suivant les guerres et les champs de bataille. Elle fut en Crimée, et maintenant elle revient d’Italie. Est-ce un vœu qu’elle a fait ? une pénitence qu’elle s’inflige ? Le jour, elle marche au milieu des balles, donnant sa tisane aux blessés, aux blessés seulement, et la nuit, dans les ambulances, elle remplit également sa mystérieuse mission. Elle doit avoir une trentaine d’années ; sa figure est noble, même belle ; elle porte une longue robe brune ; elle s’exprime comme une personne distinguée, et tout en elle est doux, affectueux, angélique. Le respect qu’elle inspire n’a d’égal que le soin avec lequel elle se cache et disparaît les jours où l’on n’a plus besoin d’elle. Je ne l’ai vue jamais qu’au milieu du sang et des larmes, prête à soigner, à consoler. »