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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/51

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grâce aux liens que noue entre eux la foi religieuse, le schisme a parfois pu être considéré comme un chemin menant à la fortune. Pour certains hommes d’affaires, pour certains riches marchands, le raskol a été un puissant moyen d’influence, pour quelques-uns un moyen d’exploitation. Dans plusieurs de ces sectes religieuses, comme ailleurs dans les partis politiques, il semble qu’à côté des fanatiques et des naïfs il y ait des meneurs et des intrigans pour qui l’hérésie, comme ailleurs la révolution, n’est qu’un instrument d’élévation. La superstition des masses dissidentes n’a parfois servi qu’à alimenter la cupidité et les coffres des chefs. « Le raskol, écrivait récemment un des hommes qui l’ont le plus étudié, le raskol n’est plus que la vache laitière de fripons millionnaires[1]. » Prise à la lettre et étendue à tous les vieux-croyans, une telle appréciation ne serait qu’une calomnie. En Russie, la culture des classes marchandes n’est pas encore telle que pour expliquer leur fanatisme ou leur superstition, il soit besoin de recourir à une fourberie intéressée. Si les raskolniks possèdent souvent une grande fortune, beaucoup en font le plus noble usage. Les starovères rivalisent de libéralité avec les marchands orthodoxes pour la fondation des écoles ou des établissemens de bienfaisance. Chose plus singulière, ces vieux-croyans, les héritiers des vieux Russes en révolte contre toutes les importations occidentales, sont parfois les protecteurs des arts que la Russie a empruntés à l’Occident. Ces hommes hier encore fidèles au costume moscovite s’entourent déjà de tout le luxe de la civilisation moderne. Nous avons visité à Moscou l’hôtel d’un de ces riches marchands starovères. Tous les styles d’architecture avaient été mis à contribution pour cette vaste demeuré ; les marbres, les peintures et les fleurs y étaient prodigués ; un œil parisien n’y eût pu reprocher que l’excès même de la décoration. Dans une aile de l’édifice se trouvait une chapelle dont l’iconostase et les murs étaient couverts de ces vieilles peintures de style byzantin que, dans leur amour de l’antiquité, les vieux-croyans achètent au poids de l’or. Le maître de la maison nous y montra avec orgueil une image d’André Roublef, artiste du XIVe ou XVe siècle, dont les œuvres étaient données en modèle par les règlemens iconographiques de l’ancienne église moscovite. Près de cet oratoire consacré aux saintes icônes s’ouvrait une longue galerie de toiles profanes. Il y avait là des paysages et des marines, des tableaux de genre et des tableaux d’histoire. Tout ce qui séduit l’art moderne, jusqu’aux souvenirs mythologiques et

  1. J. V. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. VI. — Ce vaste ouvrage, dont il a déjà paru quatre gros volumes, est plein de faits curieux môles à de romanesques histoires ; malheureusement la partialité y est telle que certains chapitres ont, de la part des raskolniks, donné lieu à des procès en justice, et que le lecteur est toujours obligé de se tenir en garde contre les récits et les conclusions de l’auteur.