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contre nature, les cruels partisans de ces repoussantes pratiques, sont souvent dans la vie ordinaire les plus honnêtes et les plus doux des hommes. Ne mangeant pas de viande, ne buvant pas d’eau-de-vie, ne fumant pas de tabac, ils se distinguent comme plusieurs autres sectaires par la frugalité, la probité et la simplicité des mœurs. Leurs réunions sont innocentes, on y chante de chastes cantiques, et un mouton blanc ou un pain de blanche farine (kalatch) y sert à la communion. Tout leur crime est dans leur doctrine et leur prosélytisme, moins coupable cependant en soi que les calculs intéressés des parens qui en Italie infligeaient à leurs enfans semblable opération pour en faire des chanteurs.

Les hommes de Dieu et les blanches-colombes ne sont pas seulement remarquables par leurs doctrines, leurs rites et leurs illusions ; comme les vieux-croyans, ces illuminés ont souvent montré un curieux esprit d’organisation. Les adhérens des deux sectes se divisent en korabl, c’est-à-dire en navires ou en nefs, car le mot russe a un sens architectural ecclésiastique en même temps qu’un sens nautique. Cette organisation semble n’être pas sans analogie avec celle des loges maçonniques qui s’étaient introduites en Russie vers la même époque que la secte de Selivanof, et qui furent dissoutes après un demi-siècle de prospérité[1]. Chaque korabl, chaque nef de khlysty ou de skoptsy comprend les sectaires d’une ville, d’un village, d’une région. Chacune a pour chef un prophète ou une prophétesse dont les inspirations lui servent de règle, ce qui naturellement facilite la diversité des croyances, et en rendant pour de pareilles sectes toute cohésion plus malaisée atténue les inconvéniens de leur secrète organisation. Au temps de Selivanof, le korabl de Saint-Pétersbourg, auquel présidait le faux christ, portait parmi les sectaires le titre de nef royale, et dans leur mystique langage les communautés affiliées n’étaient que de légères nacelles voguant à la suite du navire qui pour pilote avait le Dieu vivant. Aujourd’hui encore les skoptsy semblent former une sorte de corporation dont les membres se tiennent et ont pour se reconnaître des signes de ralliement, entre autres, dit-on, un mouchoir rouge que dans leurs entretiens ils posent sur le genou.

Skoptsy et khlysty, comme en Amérique les mormons, ont à

  1. La franc-maçonnerie, fondée en Russie par Schwartz et Novikof, y eut un rapide développement et une influence considérable sous le règne de Catherine II, de Paul Ier et d’Alexandre Ier. Elle a été abolie sous Nicolas en même temps que les sociétés secrètes, répandues dans la noblesse et dans l’armée, qui avaient préparé le mouvement insurrectionnel de décembre 1825. Aujourd’hui il n’existe plus, officiellement du moins de francs-maçons en Russie, et dans les collections publiques, au musée de Moscou en particulier, les emblèmes maçonniques sont exposés parmi les monumens historiques.