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d’occuper le poste de ministre plénipotentiaire à Stuttgart. Il tenait à honneur de remplir jusqu’au bout sa mission de confiance et d’intimité auprès de la grande-duchesse Olga, et partageait son temps entre la ville libre sur le Mein, siège du Bund, et la petite capitale sur les rives du Neckar, où lui souriait toujours une protection chaleureuse et aimable. A Francfort, il se plaisait surtout dans la société de son collègue de Prusse, jeune lieutenant de la landwehr tout à fait novice dans la carrière diplomatique et qu’attendaient encore des destinées prodigieuses. Là aussi s’était fixé, depuis bien des années déjà, une grande célébrité russe, un poète qui fut à la fois un homme de cour influent, et qui ne pouvait manquer d’être recherché par un diplomate amoureux des choses de l’esprit, ancien condisciple de Pouchkine. Le bon et doux Vassili Joukofski n’avait certes en lui rien du génie de Pouchkine, ni de son caractère indépendant et fougueux. Versificateur plutôt habile et traducteur ingénieux qu’esprit créateur et original, nature quelque peu molle et contemplative, le chantre autrefois si renommé d’Ondine avait de bonne heure fait sa paix avec la société officielle, telle que l’avait façonnée la volonté despotique de Nicolas, et s’était toujours réchauffé aux rayons de la faveur impériale. Les dignités et les honneurs ne lui ont pas manqué dans sa longue carrière de poète bien pensant et agréable à la cour ; il eut toutefois une mission beaucoup plus importante et honorable : il fut chargé de diriger l’éducation de l’héritier présomptif, Alexandre, l’empereur actuel, et de son frère le grand-duc Constantin. Joukofski se voua à cette tâche avec cœur et intelligence, et il sut conserver l’affection de ses deux augustes élèves jusqu’à la fin de ses jours, ainsi qu’en témoigne entre autres une correspondance suivie qu’il entretenait encore avec eux de Francfort, et qu’on vient de publier tout récemment. Après avoir achevé l’éducation des grands-ducs, il fit un voyage d’agrément en Allemagne, trouva à Dusseldorf une compagne de vie bien plus jeune que lui, mais partageant tous ses goûts, et jusqu’à ses charmantes faiblesses, et finit par élire domicile sur les bords du Mein, à Francfort.

Ainsi qu’il arrive à plus d’un de ses compatriotes, Joukofski, tout en demeurant à l’étranger, et en répugnant même bien manifestement de retourner dans son pays natal, ne s’ingéniait pas moins à trouver l’Occident misérablement déchu et corrompu, et à ne plus espérer que dans la « sainte Russie » pour la rénovation et le salut d’un monde envahi et possédé par le démon de la révolution. Les événemens de février ne firent que l’affermir dans ces sombres visions, et le plonger de plus en plus dans un mysticisme inquiet, parfois même irritant, mais le plus souvent inoffensif et non dépourvu d’une certaine grâce maladive. La campagne de