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félicité tourner en une réalité de misère, et l’on comprend aisément quel trésor de fiel ce séjour de Vienne a dû amasser dans le cœur ulcéré du patriote russe[1].

Il est superflu d’insister sur l’activité que déploya le nouvel envoyé du tsar dans cette mission douloureuse, la variété infinie des moyens qu’il sut mettre au service de sa cause, notamment pendant ces conférences de Vienne, qui s’ouvrirent après la mort de Nicolas et l’avènement de l’empereur Alexandre II. Ce fut alors un spectacle émouvant, qui ne manquait pas certes de grandeur, que celui de deux Gortchakof, l’un derrière les remparts de Sébastopol, l’autre devant le tapis vert de Vienne, défendant tous les deux leur patrie avec une ténacité égale, ne cédant chaque pouce de terrain qu’après un combat acharné, poussés jusque dans leurs derniers retranchemens, mais honorés jusqu’au bout par des adversaires loyaux et chevaleresques. Aujourd’hui qu’une époque « de fer et de sang » nous a habitués aux procédés, — nous allions dire aux exécutions, — sommaires de Nikolsbourg, de Ferrières, de Versailles et de Francfort, et qu’une loi martiale à l’usage des diplomates en casque a remplacé ce qu’une Europe arriérée et pleine de préjugés aimait à appeler le droit des gens, aujourd’hui on a de la peine à se défendre d’un sentiment d’étonnement, d’incrédulité presque, en relisant les protocoles de ces conférences de Vienne, où tout ne respire que convenance, politesse, urbanité et mutuel respect ; on se croit reporté à un âge idyllique et bien loin de nous, dans tout un monde de bonshommes jadis, M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères de France, lord John Russell, naguère encore président du conseil en Angleterre, n’avaient pas cru au-dessous de leur dignité d’aller en personne à Vienne pour y discuter avec le prince Gortchakof les conditions possibles d’une paix. La Russie avait perdu plusieurs grandes batailles, les flottes alliées lui avaient

  1. Qu’on nous permette de citer à ce sujet une piquante scène d’antichambre qui ne laisse pas d’avoir son côté instructif. Il y avait alors à Vienne, au ministère des affaires étrangères, une figure bien originale, un huissier dont le souvenir ne s’est pas effacé au Ballplatz. Il portait le nom baroque de Kadernoschka ; placé dans la grande salle d’attente qui précède le cabinet du ministre, il avait la mission d’introduire auprès du chef les différens visiteurs. C’était un huissier de grand style que ce M. Kadernoschka : il avait été stylé par le vieux prince Metternich lui-même, et aimait à rappeler qu’il avait « exercé ses fonctions » déjà du temps du fameux congrès de 1815 !… Un jour, après un long entretien avec le prince de Gortchakof, le comte Buol voit entrer ce bon Kadernoschka d’un air plus solennel que d’ordinaire : c’est qu’il avait à faire une communication à son excellence « dans l’intérêt du service ! » Et le comte Buol d’apprendre que l’envoyé russe, après avoir quitté son excellence, avait paru tout bouleversé et suffocant de colère, — qu’il avait demandé un verre d’eau, s’était promené pendant une demi-heure dans la salle d’attente, gesticulant avec violence, se parlant à lui-même, et s’écriant de temps en temps en français : « Oh ! ils me le paieront bien un jour, ils me le paieront !… »