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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/830

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Zaporogues ! pourquoi portes-tu des vêtemens de deuil ? — C’est que les Tatars ont été mes hôtes ; ils n’ont couché qu’une nuit chez moi, mais ils ont tué ma vieille mère, enlevé ma bien-aimée. » En 1675, l’ataman Sirko ramena de Crimée 13,000 prisonniers, dont 7,000 chrétiens. On sait que dans la presqu’île taurique se sont longtemps maintenus, sous le joug tatar, les débris d’anciennes populations baptisées, Arméniens, Grecs, Goths, Italiens. Dans un récent mémoire à l’académie de Saint-Pétersbourg, le professeur Brunn, d’Odessa, constate par exemple la présence des Goths et la persistance d’un idiome germanique à Mangoup-Kalé jusqu’au milieu du XVIIe siècle[1]. Sirko demanda aux prisonniers chrétiens quels étaient ceux qui voulaient retourner en Crimée et ceux qui voulaient le suivre en Russie. Le barbare champion de l’orthodoxie ne réfléchissait pas que pour beaucoup d’entre eux la vraie patrie, c’était la Crimée : c’était là qu’ils avaient leurs terres, leurs maisons, les tombeaux et les monumens de la gloire de leurs ancêtres, et même, grâce à la tolérance des khans, leurs monastères, leurs prêtres et leurs églises creusées dans le roc. Il fut bien étonné lorsque 3,000 d’entre eux déclarèrent qu’ils aimaient mieux être des propriétaires en Crimée que des indigens en Ukraine. Pourtant il les laissa partir, et du haut d’un kourgane longtemps les suivit du regard. Il espérait toujours qu’ils se raviseraient ; mais, heureux d’échapper à leurs libérateurs, ils poursuivaient allègrement leur route vers la terre d’oppression. Sirko n’en pouvait croire ses yeux. A la fin, il donna l’ordre à ses cosaques de les poursuivre et de les tailler en pièces. Les 3,000 malheureux furent égorgés jusqu’au dernier. Sur les cadavres sanglans, le pieux ataman leur fit cette oraison funèbre : « Adieu donc, mes frères ! Il vaut mieux pour vous dormir là jusqu’au jugement dernier que d’aller vivre en Crimée parmi les infidèles, que de vous y multiplier pour y devenir les ennemis du nom chrétien et y périr à la fin sans baptême. »

Ces incursions en terre musulmane amenaient de cruelles représailles ; plus d’une fois la diète et le roi de Pologne essayèrent de contenir les Zaporogues, ordonnèrent de brûler leurs tchovni, punirent de mort leurs atamans. Condamnés par les politiques de Cracovie, les exploits des cosaques étaient chantés sur toutes les kobzas de l’Ukraine. La muse populaire rendit fameux les noms de Lantzkoronski, le staroste qui battit trois fois les Turcs et les

  1. Tchernomorskie Golhi i sliédi dolgago ikh prébyvania v ioujnoï Rossii, Saint-Pétersbourg 1874. Ces Goths de la Mer-Noire avaient encore en 1565 un vocabulaire tout germanique : bruder, frère, schwester, sœur, alt, vieux, silvir, argent, goltz, or, stern, étoile, sune, soleil, tag, jour, handa, main, hus, maison, wingart, vigne, reghen, pluie, singhen, chanter, kommen, venir, lachen, rire, etc. Devant chaque substantif, ils plaçaient l’article the ou tho.