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perdre, est ce qui la sauve. La fantaisie s’en empare et l’élève. Un éclair de sensibilité vraie la traverse et l’ennoblit. Quelque chose comme un trait d’éloquence en fait monter le style. Enfin je ne sais quelle verve heureuse, quel emportement bien inspiré fait de ce tableau justement ce qu’il fallait qu’il devînt, un tableau de mort triviale et d’apothéose. Je m’aperçois en vérifiant la date que ce tableau est de 1634. Je ne m’étais pas trompé en l’attribuant aux dernières années de Rubens, aux plus belles.

Le Martyre de saint Liévin est-il de la même époque ? Cela est probable. En tout cas, il est du même style ; mais, quoique plus terrible, il est plus gai d’allure, de facture et de coloris. Rubens l’a moins respecté que le Calvaire. La palette était ce jour-là plus riante, le praticien plus expéditif encore, le cerveau était moins noblement disposé. Changez la scène, ne pensez pas qu’il s’agit d’un meurtre ignoble et sauvage, d’un saint évêque à qui l’on vient d’arracher la langue, qui vomit le sang et se tord en d’atroces convulsions ; oubliez les trois bourreaux qui le martyrisent, l’un son couteau tout rouge entre les dents, l’autre avec sa lourde tenaille et tendant ce hideux lambeau de chair à des chiens ; ne voyez que le cheval blanc qui se cabre sur un ciel blanc, la chape d’or de l’évêque, son étole blanche, les chiens tachés de noir et de blanc, quatre ou cinq noirs, deux toques rouges, les faces ardentes, au poil roux, et tout autour, dans le vaste champ de la toile, le délicieux concert des gris, des azurs, des argens clairs ou sombres, — et vous n’aurez plus que le sentiment d’une harmonie radieuse, la plus admirable peut-être et la plus inattendue dont Rubens se soit jamais servi pour exprimer ou, si vous voulez, pour faire excuser une scène d’horreur. Est-ce hasard, a-t-il cherché le contraste ? Fallait-il, pour l’autel qu’il devait occuper dans l’église des jésuites de Gand, que ce tableau eût à la fois quelque chose de furibond et de céleste, qu’il fût horrible et souriant, qu’il fît frémir et qu’il consolât ? Je crois bien que la poétique de Rubens adoptait assez volontiers de pareilles antithèses. À supposer d’ailleurs qu’il n’y pensât pas, sans qu’il le voulût, sa nature les lui eût inspirées. Il est bon dès le premier jour de s’accoutumer à des contradictions qui se font équilibre et constituent un génie à part : beaucoup de sang et de vigueur physique, mais un esprit ailé, un homme qui ne craint pas l’horrible avec une âme tendre et vraiment sereine, — des laideurs, des brutalités, une absence totale de goût dans les formes avec une ardeur qui transforme tout cela, la laideur en force, la brutalité sanglante en terreur. Ce penchant aux apothéoses dont je vous parlais tout à l’heure à propos du Calvaire, il le porte dans tout ce qu’il fait. À bien regarder, il y a une gloire, on entend un cri de clairon dans ses œuvres les plus grossières. Il tient fortement à la