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sur une côte perdue de la mer Egée. Nous savions que ses monastères étaient autant de musées où l’on retrouvait armé de toutes pièces cet art byzantin dont les documens sont si rares partout ailleurs ; on nous promettait, au prix de quelques jours de vie ascétique, un voyage au cœur du XIIe siècle. L’occasion attendue se présenta enfin, et au mois de juillet de cette année nous nous embarquions sur un bâtiment turc chargé de pèlerins, qui devait nous conduire directement à la montagne sainte, naturellement fort oubliée par les itinéraires des paquebots.

A peine installés à bord du bateau qui nous emporte hors de l’activité mercantile de la Corne-d’or, nous nous sentons au seuil d’un autre monde. Avec le capitaine génois et les quelques marins turcs qui dirigent la lourde machine, nous sommes les seuls profanes parmi tant de saintes gens. Le clergé de haut rang occupe l’arrière, partagé en deux camps : d’un côté le métropolitain de Nicée et l’archevêque de Larisse, se rendant en mission à l’Athos, entourés de nombreux acolytes, de l’autre des dignitaires du couvent russe de Saint-Pantéleimon. Les rapports sont froids entre ces deux groupes, et nous en dirons la cause. La conversation s’engage pourtant à table : le petit vin dalmate rapproche les cœurs, et sous sa bénigne influence le vieux métropolitain nous porte de nombreuses santés en commentant jovialement le texte de l’apôtre : « nous sommes tous frères. » Remontés sur le pont, les hiératiques personnages reprennent tous leurs avantages extérieurs de gravité plastique. Assis côte à côte sur les bancs, leurs chapelets à la main, éclairés d’en bas par la lumière qui filtre des claires-voies, ils profilent sur le ciel leurs bonnets noirs et leurs longues barbes blanches, raides et majestueux ; on dirait d’une de ces fresques aux teintes sombres où se déroulent les assemblées conciliaires, dans la nuit des nefs byzantines, au-dessus des lampes de l’autel. — Sur l’avant grouillent les pèlerins de bas étage, et Dieu sait s’il y en a, gens de toute langue et de toute race, Russes, Grecs, Albanais, Bulgares, popes, caloyers, tous sordides et pittoresques, parqués sur les planches comme un troupeau de moutons ; ils se sont endormis les uns sur les autres, dans un indescriptible fouillis de membres humains ; à la clarté vague des fanaux, roulés dans des couvertures blanches aux plis de suaire, étendus ou recroquevillés pêle-mêle parmi leurs fusils et leurs sacs, tous ces corps immobiles donnent au pont l’aspect lugubre d’un champ de bataille jonché des proies de la mort un soir de défaite. — Quelques-uns se soulèvent et s’accroupissent sur leurs genoux pour contempler en fredonnant des cantiques les splendeurs nocturnes : le croissant qui surgit à l’horizon et laboure les vagues comme un soc de charrue, y traçant des sillons d’or. Le navire fuit devant lui, crachant sa