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fumée noire aux étoiles, d’où tombent les rêves coutumiers de la nuit de mer, les griseries du cerveau, les libres élans de l’âme, les ressouvenirs mélancoliques de la vie errante.

Le matin du second jour, entre les îles d’Imbros et de Lemnos, nous distinguons la haute pyramide de l’Athos, qui grandit devant nous jusqu’au soir. Ce sommet, qui commande l’horizon de tous les points de l’Archipel, a toujours exercé un singulier prestige sur l’imagination des navigateurs. Les anciens prétendaient que son ombre couvrait au couchant l’île de Lemnos, distante de plus de cent milles ; le sagace Pline répète cette fable après Hérodote, le pèlerin de Nuremberg, le bon frère Faber, l’enregistre avec respect. Que de temps il a fallu à l’esprit humain pour tenter cet effort si simple, — de contrôler le témoignage de la légende par celui de ses propres yeux !

Le navire contourne de nuit les parois à pic de la montagne, où la lune tire de l’ombre de nombreuses taches blanches : ce sont les monastères. A deux heures du matin, il jette l’ancre devant la plus apparente d’entre elles : nous sommes arrivés au couvent russe de Saint-Pantéleimon. Alors commence pour nous une vision dantesque et la lutte de la raison contre une réalité plus chimérique que tous les rêves. Des banques montées par de m aigres, ombres aux longs bonnets noirs, aux cheveux pendans, accourent dans les ténèbres et s’attachent aux flancs du bateau ; ces rameurs fantastiques nous enlèvent silencieusement et nous portent au rivage. D’autres ombres semblables attendent en foule sur un petit môle, promenant des lanternes dont la clarté leur prête une vie factice. Elles nous précèdent, nous montons quelques minutes les lacets d’un chemin de ronde entre de hautes murailles ; par un porche voûté, profond comme un portail de forteresse, surchargé d’icônes qui sourient mystérieusement à travers les grillages de leurs cadres, où brûlent des lampes, nous pénétrons dans une cour spacieuse, entourée d’églises et de corps de logis : ces derniers s’étagent à perte de vue sur nos têtes dans un désordre inextricable. Sur le pavé de la cour, rayé par les caprices de la lune, un peuple de moines, spectres noirs et muets, glissent avec des allures de fantômes : autour de nous, toute réalité fuit dans la nuit et le silence. Là-haut seulement, en levant les yeux, nous apercevons au dernier de ces étages accumulés sur la montagne une façade d’église illuminée : des flots de lumière et des chants lentement psalmodiés s’échappent de ses fenêtres, tombent du ciel dans ces profondeurs. — Nous voici en plein merveilleux et, comme on nous l’avait promis, en plein moyen âge. Essayons donc de reprendre à ses origines un passé qui ne se distingue guère du présent pour mieux comprendre les spectacles qui vont se dérouler sous nos yeux.