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expérience, la Leçon d’anatomie ne peut manquer de perdre une bonne partie de sa valeur absolue.

Son réel mérite est donc de marquer une étape dans la carrière du peintre ; elle indique un grand pas de fait, révèle avec évidence ce qu’il se propose, et si elle ne permet pas de mesurer encore tout ce qu’il devait être peu d’années après, elle en donne un premier avertissement. C’est le germe de Rembrandt : il y aurait lieu de regretter que ce fût déjà lui, et ce serait le méconnaître que de le juger d’après ce premier témoignage. Le sujet ayant été traité déjà dans la même acception, avec une table de dissection, un cadavre également en raccourci, et, on peut le supposer, la lumière agissant de même sur l’objet central qu’il importait de montrer, il resterait à l’acquit de Rembrandt d’avoir mieux traité le sujet peut-être, à coup sûr de l’avoir plus finement senti. Je n’irai pas jusqu’à chercher le sens métaphysique profond d’une scène où l’effet pittoresque et la sensibilité cordiale du peintre suffisent pour tout expliquer. Et je n’ai jamais bien compris toute la philosophie qu’on a supposée contenue dans ces têtes graves et simples et dans ces personnages sans geste, posant, ce qui est même un tort, assez symétriquement pour des portraits. Je crois qu’en se bornant à regarder la peinture, à la bien juger, à la froidement examiner, on sera plus près de la vérité et aussi de la justice que Rembrandt attendait des gens de goût.

La plus vivante figure du tableau, la plus réelle, la plus sortie, comme on pourrait dire en songeant aux limbes qu’une figure peinte doit successivement traverser pour entrer dans les réalités de l’art, la plus ressemblante aussi, c’est le médecin, le docteur Tulp. Parmi les autres, il en est d’un peu mortes que Rembrandt a laissées en route et qui ne sont ni bien vues, ni bien senties, ni bien peintes. Deux au contraire, j’en compterais trois en y comprenant la figure accessoire et de second plan, sont, à les bien regarder, celles où se révèle le plus clairement ce point de vue lointain, ce je ne sais quoi de vif et de flottant, d’indécis et d’ardent, qui sera tout le génie de Rembrandt. Elles sont grises, estompées, parfaitement construites sans contours visibles, modelées par l’intérieur, en tout vivantes d’une vie particulière, très subtile, infiniment rare, et que Rembrandt seul aura découverte sous les surfaces de la vie réelle. C’est beaucoup, puisqu’à ce propos on pourrait déjà parler de Rembrandt, de son art, de ses méthodes, comme d’un fait accompli ; mais c’est là tout, et c’est trop peu quand on pense à ce que contient une œuvre de Rembrandt complète et quand on songe à l’extraordinaire célébrité de celle-ci.

La ton alité générale n’est ni froide, ni chaude ; elle est jaunâtre.