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Le faire est mince et n’a que peu d’ardeur. L’effet est saillant sans être fort, et en aucune partie des étoffes, du fonds, de l’atmosphère particulière où la scène est placée, le travail ni le ton ne sont très riches. Quant au cadavre, on convient assez généralement qu’il est ballonné, peu construit, qu’il manque d’études. J’ajouterais à ces reproches deux reproches plus graves : le premier, c’est qu’à part la blancheur molle et pour ainsi dire macérée des tissus, ce n’est pas un mort ; il n’en a ni la beauté, ni les laideurs, ni les accidens caractéristiques, ni les accens terribles ; il n’en donne pas l’idée, n’en éveille pas la sensation, toujours poignante ; il a été vu d’un œil indifférent, regardé par une âme distraite, et c’est un grand tort pour le tableau et un sérieux grief contre le peintre. En second lieu, et ce défaut résulte du premier, le cadavre n’est tout simplement, ne nous y trompons pas, qu’un effet de lumière blafarde dans un tableau noir. Et, comme il m’arrivera de vous le dire plus tard, cette préoccupation de la lumière quand même, indépendamment de l’objet éclairé, je dirai sans pitié pour l’objet éclairé, devait pendant toute la vie de Rembrandt ou le merveilleusement servir ou le desservir, suivant le cas. Ici ce fut la première circonstance mémorable où manifestement elle le trompa en lui faisant dire autre chose que ce qu’il avait à dire. Il avait à peindre un homme, il ne s’est pas assez soucié de la forme humaine ; il avait à peindre la mort, il l’a oubliée pour chercher sur sa palette un ton blanchâtre qui fût de la lumière. Je demande à croire qu’un génie comme Rembrandt a été quelquefois plus attentif, plus ému, plus noblement inspiré par le morceau qu’il avait à rendre.

Quant au clair-obscur, dont la Leçon d’anatomie offre un premier exemple à peu près formel, comme nous le verrons ailleurs magistralement appliqué dans ses diverses expressions soit de poésie intime, soit de plastique nouvelle, j’aurai d’autres occasions meilleures de vous en parler. Je me résume, et je crois pouvoir dire qu’heureusement pour sa gloire Rembrandt a fait de bien autres choses, qu’il a donné même en ce genre des notes décisives qui diminuent singulièrement l’intérêt de ce premier tableau. J’ajouterai que, si le tableau était petit, sous tous les rapports il serait jugé comme une œuvre faible, et que, si le format donne à la tentative un prix qu’elle n’aurait pas sans lui, il ne saurait en faire un chef-d’œuvre, ainsi qu’on l’a trop inconsidérément répété.


EUGENE FROMENTIN.