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chefs arabes, dont on se rappelle le détestable coloris, et qu’on a sagement agi en n’exposant pas, une esquisse pleine de feu, de mouvement et de couleur qu’aurait pu signer Delacroix. La main manquait à ce travailleur opiniâtre, qui, couché six mois par an pendant toute sa vie sur son lit de poitrinaire, travaillait le reste du temps avec un acharnement admirable, faisant pour le moindre tableau des esquisses par dizaines et des études par centaines.

Une heure, — un siècle à notre époque où la réputation est comme un château de cartes qui s’élève et s’écroule avec une égale rapidité, — Pils passa comme un grand peintre. On ne parlait alors que de la Bataille de l’Alma, du Débarquement, des Zouaves ; mais l’opinion publique, qui s’égare facilement dans l’enthousiasme, a de cruels reviremens. Pils, d’ailleurs de plus en plus souffrant, eut le malheur de se faire oublier six ans. Devant la Réception des chefs arabes, en 1867, on ne se souvint du peintre de l’Alma que pour constater sa décadence. Découragé, miné par la maladie, Pils entreprit d’autres travaux. Il était presque humilié de s’entendre appeler sans cesse « peintre de soldats. » Il voulut consacrer les dernières années de sa vie de souffrances à une œuvre qui le classât parmi les peintres d’histoire. Il se rappela qu’il avait été prix de Rome, qu’il avait tout comme un autre fait des études d’après le nu et d’après l’antique. Il accepta de décorer l’escalier de l’Opéra. Pils se trompait : il n’était pas né pour la grande peinture mythologique. Il pouvait bien faire escalader par ses zouaves les crêtes de l’Alma, mais les cimes de l’Olympe ne se prennent pas d’assaut. Ses figures étaient trop lourdes de formes pour qu’elles pussent se soutenir sur les nuages dorés du ciel homérique. Ses qualités de vie, de mouvement, de pittoresque, son vif sentiment du type militaire moderne qui est la caractéristique de son talent, n’allaient plus que lui nuire. Pour réussir dans ce nouveau genre, il fallait qu’il se transformât, qu’il devînt un autre peintre. C’est ce qu’il fit. La métamorphose lui fut funeste. Il était Isidore Pils, il ne fut plus qu’un peintre comme il y en a tant, habile, ingénieux, expérimenté, mais dénué d’originalité, de puissance, de noblesse. Heureusement pour ce vaillant artiste, on aura vite oublié les peintures de l’Opéra, les Chefs arabes, le Jeudi-saint, et on se souviendra du peintre de l’Alma, ce nom qui affligeait tant Pils, et le seul cependant qui pourra le faire connaître à la postérité.

Cet aveuglement de Pils, dédaignant son plus beau titre de célébrité, méconnaissant son tempérament de peintre et abandonnant le genre où il s’était fait une juste réputation pour chercher ailleurs un insuccès mérité, n’est pas unique dans l’histoire de l’art. Gros, vaincu par les conseils de son ancien maître David qui du fond de