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été fait dans tout le pays, il put se vanter d’avoir créé une province nouvelle.


III

Somme toute, c’est 300,000 sujets que Frédéric II a introduits, pendant un règne de quarante-six ans, sur les terres de la monarchie prussienne. Il les a répartis entre les anciennes villes, neuf cents villages nouveaux et plusieurs milliers d’établissemens, tout exprès créés pour les colons. Qu’on se rappelle maintenant l’œuvre de ses devanciers et qu’on l’ajoute à la sienne, on arrive à cette conclusion qu’en 1786 presque le tiers de la population prussienne était composé de colons ou de fils de colons établis en Prusse depuis le grand-électeur. Pareil fait ne se retrouverait dans l’histoire d’aucun autre état moderne.

On sait déjà d’où sont venus, sous les prédécesseurs de Frédéric, ces voyageurs en quête d’une patrie nouvelle. Pendant le règne de Frédéric, c’est l’Allemagne qui a fourni le plus fort contingent, et, en Allemagne, la Saxe, le Wurtemberg, le Palatinat, l’Autriche. Hors de l’Allemagne, la Pologne a été le pays le plus exploité par les recruteurs prussiens ; mais il n’est guère de nation au monde qui n’ait eu ses représentans parmi les colons de Frédéric. Des Français, en très petit nombre, il est vrai, vinrent s’établir en Silésie. Dans presque toutes les villes, des Italiens tenaient commerce de « galanterie » et de « délicatesses, » deux mots que les Allemands nous ont empruntés : galanterie désigne à peu près toutes les sortes d’ornemens, depuis la bijouterie jusqu’à la passementerie, et délicatesse toute sorte de comestibles, parmi lesquels la charcuterie. Frédéric voulut aussi attirer des Grecs, afin de nouer par leur entremise des relations commerciales avec le Midi et avec l’Orient. Il chargea un agent à Venise de vanter aux Grecs qui habitaient cette ville les douceurs de l’existence qui leur était réservée en Prusse. L’agent se mit en relations avec Theocletus de Polydes, prélat qui se donne le titre solennel de Orientalis ecclesiœ Grœcœ humilis prœlalus, abbas infulatus et chorepiscopus Polianiœ ea Bardorum in Macedonia,… etc. » Le résultat fut médiocre d’ailleurs, et il ne vint en Silésie que quelques Constantins et quelques Démétrius. Les hôtes les plus extraordinaires de la monarchie prussienne furent assurément les tsiganes. Frédéric voulut attacher au sol de ses états jusqu’à ces étranges émigrés de l’Orient, qui, continuant la vie nomade des anciens jours, erraient par troupes nombreuses dans la Prusse orientale et en Lithuanie, détestés, mais redoutés par les habitans. Frédéric Ier avait lancé contre eux des édits terribles, ordonnant qu’on plantât à la frontière des potences