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L’ennemi ne pouvant brûler le pont, a bouleversé 10 kilomètres de chemin de fer. En sept jours, 10,000 travailleurs fédéraux rétablissent la voie ; mais pendant ce temps les confédérés ont été frapper un autre point. Sherman s’indigne d’être ainsi le jouet de ses adversaires. Il s’indigne encore plus devoir sacrifier inutilement tant de braves gens. Aussi multiplie-t-il ses télégrammes : « En essayant de défendre nos chemins de fer, nous perdrons des milliers d’hommes sans bénéfice… » puis : « Nous ne pouvons rester sur la défensive. Avec 25,000 fantassins et une cavalerie aussi audacieuse que la sienne, Hood peut constamment couper mon chemin de fer. Je préférerais infiniment le détruire moi-même au-delà de Chattanooga et avec lui la ville d’Atalanta, renvoyer tous mes éclopés, et, avec les hommes valides, marcher à la mer… Au lieu de me casser la tête à pénétrer les plans de l’ennemi, c’est lui qui aura à deviner les miens ; cela augmentera mes chances de 25 pour 100. » Mais Grant, opposé dès le début aux projets de Sherman, renchérit sur ses 25 pour 100 et lui expédie un général de cavalerie merveilleux, « qui par son activité, dit-il, accroîtrait de 50 pour 100 l’efficacité de cette arme. » Il lui conseille un peu ironiquement de l’envoyer accomplir tout ce qu’il se proposait de faire lui-même. Peu satisfait, peu confiant aussi dans l’emploi de la cavalerie, Sherman riposte en insistant pour faire la besogne en personne et avec des moyens suffisans. Grant continue à faire la sourde oreille et se borne à répondre : « Si vous voyez une chance de détruire l’armée de Hood, faites-le d’abord, et regardez tout autre but comme secondaire. » Sherman persiste : « Une seule armée ne le joindra jamais, et je suis convaincu que nous atteindrons les meilleurs résultats, si nous déjouons le plan chéri de Jefferson Davis, de me forcer par ses manœuvres à évacuer la Géorgie. Mes efforts n’ont pas eu d’autre but. J’ai organisé mes troupes et réduit mes bagages de telle sorte qu’au premier mot je peux marcher dans n’importe quelle direction ; mais la poursuite de Hood sera inutile. »

Entre ces deux hommes, qui de près se sont toujours si bien entendus, la discussion se prolonge de loin à coups de télégrammes. Si Grant est le plus tenace des hommes, Sherman est le plus subordonné des lieutenans, il l’a maintes fois prouvé ; mais son jugement lui dit et lui répète qu’il a raison. Il demande à prendre tout entière la responsabilité de la campagne, en apparence si hasardeuse, qu’il propose, au bout de laquelle il voit un grand succès militaire et un grand résultat politique. Il insiste, et son opiniâtreté finit par triompher. Grant avait dans Sherman une confiance sans bornes. Peut-être partageait-il l’opinion de son lieutenant : « Aucun homme ne peut commander une armée de loin ; il doit être pour cela à sa