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se soit jamais entièrement arrêtée, d’où vient que les historiens de l’église sont d’accord pour distinguer neuf ou dix persécutions particulières ? On a souvent pensé, — et M. Aubé est tout à fait disposé à le croire, — que ce n’est là qu’une sorte de classement arbitraire imaginé longtemps après les événemens, quand on éprouvait le besoin de faire une histoire héroïque à l’église. Il faut abandonner aujourd’hui cette opinion, car nous avons la preuve que les persécutions ont été distinguées et classées par les gens mêmes qui en avaient souffert. Le vieux poète Commodien, dans un ouvrage qu’on a découvert il y a quelques années, parle de celle de Dèce, dont il a été témoin, et dit expressément que c’est la septième. Ce témoignage des contemporains, des victimes, ne permet plus de traiter légèrement la classification ordinaire. Il faut bien admettre qu’elle s’appuyait sur quelque fondement solide. Il faut croire que, si les chrétiens n’ont pas cessé d’être maltraités sous Tempire, il y a eu des momens de recrudescence, où, pour des motifs que nous ignorons, ils l’étaient davantage. Ce sont ces momens de reprise, ces retours et ces réveils de rigueur, se détachant sur un fonds général de tracasserie et de violences, qu’on appelle les persécutions.

De Domitien jusqu’à Dèce, on en compte quatre, dont on sait fort peu de chose. Comme elles sont très mal connues, il a été facile d’en contester l’existence. On a fait remarquer que c’étaient précisément les meilleurs et les plus honnêtes des princes qu’on accusait d’avoir persécuté les chrétiens. Leur conduite ordinaire, a-t-on dit, leur renom de sagesse et d’humanité protestent contre ce reproche. Est-il possible de croire un Trajan capable de ces cruautés ? Peut-on comprendre qu’un Marc-Aurèle se soit fait l’imitateur de Néron ? La surprise qu’on éprouve en voyant ces excellens princes rangés parmi les persécuteurs n’est pas nouvelle ; nous la retrouvons déjà chez les chrétiens de leur temps. Ils étaient victimes des persécutions et ne pouvaient pas y croire ; ils se demandaient pourquoi, sous ces règnes honnêtes et glorieux, ils étaient seuls exclus de la félicité générale ; ils ne pouvaient s’imaginer que lorsqu’on avait reçu le surnom de pieiix ou qu’on se glorifiait du titre de philosophe, on se montrât si dur pour une doctrine qui enseignait la piété et répandait parmi les ignorans les leçons de la philosophie. L’évèque de Sardes, Méliton, qui voyait les chrétiens poursuivis avec plus de sévérité que jamais dans toute l’Asie, écrivait à Marc-Aurèle : « Si ces choses se font par votre ordre, nous n’avons rien à dire. Nous savons qu’un empereur aussi juste que vous ne peut rien ordonner d’injuste. » Mais il aimait mieux croire que Marc-Aurèle ignorait tout, et que ces excès se commettaient sans son aveu : il ne lui paraissait pas plus possible qu’à nous qu’un aussi bon prince pût être un persécuteur.

Ce n’était pourtant que trop vrai : Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle,