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ces empereurs si sages, si vertueux, si humains, ont persécuté, et, ce qui est plus étrange, c’est qu’ils ne persécutaient que parce qu’ils étaient de bons princes. Il me semble que lorsqu’on a lu la correspondance de Trajan avec Pline on comprend les raisons qu’il pouvait avoir d’être si dur envers les chrétiens. C’était un brave soldat, nourri dans le respect de la discipline et convaincu qu’on gouverne un empire comme on commande une armée. On l’avait appelé au pouvoir dans des circonstances graves, au milieu de ces crises violentes qu’entraîne l’établissement d’une dynastie nouvelle. Il pensait que l’empire ne retrouverait l’ordre et la paix que si l’on rendait aux lois tout leur crédit. Il voulait qu’on prit l’habitude de leur obéir sans discuter, comme dans les camps, sans faire de distinction entre elles, sans chercher si elles étaient justes ou non et comment s’appelait l’empereur qui les avait promulguées. On le voit, dans sa correspondance, témoigner de grands égards pour la divinité de Claude, parce que le sénat l’avait prononcée, et respecter scrupuleusement les décisions de Domitien. Il pensait, comme tous les conservateurs de Rome, qu’il faut changer le moins possible à ce qui existe, qu’on doit veiller au maintien de toutes les lois du pays sans exception, et que, si on en laisse impunément vider quelques-unes, on ébranle toutes les autres. C’est le sentiment qui le guida dans sa conduite envers les chrétiens. Il y avait une loi formelle qui ordonnait de les punir : on voit bien qu’elle ne plaît pas beaucoup à Trajan et qu’il la trouve sévère ; il ne l’aurait probablement pas faite lui-même, mais, du moment qu’elle existe, il entend qu’elle soit exécutée. C’est le sens de la fameuse lettre qu’il écrivit à Pline. « Je défends qu’on recherche les chrétiens, lui disait-il ; mais, s’ils sont amenés à votre tribunal et convaincus, il faut les punir. » Un prince décidé avant tout à faire respecter les édits de ses prédécesseurs ne pouvait aller plus loin dans les concessions.

La conduite de Marc-Aurèle surprend davantage : c’était un philosophe qui devait comprendre la loi d’une façon moins étroite que Trajan. Comment ne s’est-il pas demandé, avant d’exécuter les édits de Néron ou de Domitien, s’ils étaient justes, et quels crimes les chrétiens commettaient pour être si sévèrement punis ; mais qui sait si sa philosophie même, au lieu de le porter à la clémence, ne contribua pas à le rendre plus rigoureux ? Il avait son système, il était d’une école, ce qui ne dispose pas toujours à être juste pour une autre doctrine. Ces rivalités de secte se glissent sans qu’on s’en doute dans les cœurs les plus sincères et y laissent toujours quelque aigreur. Quand on est trop sûr d’être dans le bon chemin et de posséder la pleine vérité, on ne peut s’empêcher de ressentir un peu de dédain et de dépit contre ceux qui s’obstinent à la chercher dans d’autres routes. On voit bien, à la façon dont Marc-Aurèle parle