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baudrier à plaque de cuivre orné de grands caractères turcs en relief, nous introduit dans un bâtiment carré blanchi à la chaux. Nous sommes reçus dans la première pièce par un petit vieux docteur à lunettes, vêtu à l’européenne, qui parle couramment le turc, et se tournant vers moi m’adresse la parole en français.

Nous serons dispensés de chercher un gîte, car on nous offre ici l’hospitalité. Le premier soin de notre hôte est de nous montrer l’endroit qu’il nous destine pour la nuit : c’est un salon absolument vide, tout autour duquel règne un large sofa très bas ; tout le sol est tapissé, et les fenêtres, au lieu de s’élever à hauteur d’appui, s’ouvrent au niveau du parquet, de sorte que la partie supérieure de la pièce reste dans l’obscurité. L’intérieur, quoique dépourvu de meubles, est cependant décent ; un narghilé avec son long tuyau en serpent repose sur le sol à côté de quelques numéros d’un journal illustré et de livraisons de romans populaires italiens. Après quelques instans de conversation, je me rends compte du lieu où nous sommes ; ce docteur, qui est de nationalité hongroise et depuis longues années au service de la Turquie, vient du fond de l’Asie-Mineure ; il habitait Sivas et a été rappelé pour diriger l’hôpital de Berbir. Il vit ici avec sa femme et sa fille. On nous apporte quelque nourriture, et la soirée se passe dans cet intérieur cosmopolite, entre un médecin musulman de l’armée turque, mon guide, ancien étudiant du quartier latin, le docteur hongrois, marié en secondes noces à une jeune femme née à Milan, et enfin la fille de notre hôte, née à Pesth d’une mère bavaroise.

Le docteur hongrois est turcophile et assure que le raïa est le provocateur ; il prétend qu’on exagère tous les faits de guerre des insurgés, et qu’à la suite des combats qui ont eu lieu dans la plaine entre Berbir et Dubica, malgré toutes les dépêches des journaux slaves, il n’a jamais eu que trente blessés dans son hôpital, et qu’on compte à peine une douzaine de morts. Il n’a pas assez de mépris pour tous les chrétiens des provinces turques, qu’il dépeint comme des hommes grossiers, ignorans, paresseux et indignes de l’intérêt de l’Europe. J’essaie de faire des objections, et le musulman lui-même avoue les torts de ses coreligionnaires ; mais cette fois le petit vieillard s’enflamme, ses yeux pétillent, il nous montre le raïa s’abandonnant lui-même, incapable d’aucune industrie, plus cruel que ceux qu’il accuse de tant de forfaits, et donnant les preuves de cette cruauté dans la lutte qu’il soutient. On voit que notre hôte a complètement épousé la cause de ceux qu’il sert. Pendant ce temps, grave et profondément pénétrée de son sujet, la jeune fille, assise sur des piles de coussins, scande à demi-voix des vers de la Mer du Nord de Henri Heine et des Lieder de Hartmann. Dans une conversation rapide, nous passons de Paris à Milan, de