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monétaire vénitien où se fabriquait cette curieuse monnaie d’imitation si répandue en Syrie.

Mais comment la portion pieuse de la population, et surtout l’élément ecclésiastique, prenaient-ils leur parti d’un pareil état de choses ? Comment ne s’opposaient-ils point à ces actes qui constituaient, aux yeux des croyans sincères, la plus criminelle des transactions avec les ennemis de Dieu ? Nous n’avons que peu de données sur ce sujet ; les chroniqueurs contemporains n’y font aucune allusion, et leur silence même en dit plus long que tous les anathèmes auxquels on pourrait s’attendre. Dans les commencemens du moins, cette fabrication d’une monnaie impie dut traverser une période clandestine et de pure tolérance. Et, si même elle fut ainsi tolérée, il me faut en accuser que l’avidité du gain qui fut, au. temps des croisades comme toujours, l’éternel mobile des actions humaines.

Il nous reste cependant une preuve certaine de l’impression que produisit un fait si directement en opposition avec l’esprit général des croisades. Le légat pontifical, Eudes de Châteauroux, qui accompagna louis IX en terre-sainte, en écrivit longuement au pape Innocent IV ; sa lettre ne nous a pas été conservée, mais nous avons la réponse du souverain pontife. Innocent blâme vivement une telle coutume, et approuve l’excommunication lancée par son légat contre les chrétiens de Saint-Jean d’Acre et de Tripoli, « qui frappaient des besans et des drachmes avec le nom de Mahomet et l’ère musulmane. » Il ordonna à Eudes de Châteauroux de faire cesser aussitôt « cet abominable blasphème. » De même nous voyons en 1266 Clément IV réprimander sévèrement, par une bulle datée de Viterbe, l’évêque de Maguelonne, au sud de la France, qui frappait des monnaies avec le nom de Mahomet, cum titulo Mahometi. Ces pièces d’imitation, frappées à Maguelonne, n’ont pas encore été retrouvées ; elles ne le seront probablement jamais ; c’est qu’elles étaient servilement imitées de celles d’Espagne, et qu’il est par conséquent presque impossible de les en distinguer. L’intervention d’Innocent IV, si nette et si sévère, effraya les Vénitiens, et la fabrication des besans fut provisoirement suspendue, mais on ne pouvait se passer d’une monnaie qui était devenue familière aux marchands des deux nations et dont l’absence gênait singulièrement leurs relations. Que firent les Vénitiens pour tourner cette difficulté ? Ils usèrent d’une pieuse supercherie qui nous montre sous son véritable jour cet esprit de négoce subtil et plein de ressources des trafiquans italiens du moyen âge. Au lieu des légendes musulmanes frappées d’interdit, ils écrivirent, mais toujours en arabe, des légendes chrétiennes sur leurs monnaies. Il n’y avait que le sens de changé ; l’apparence extérieure de la monnaie restait la même. Ces