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France. Les rapports qu’il adresse de Londres à son maître ne laissent aucun doute à ce sujet. Notez qu’il ne parle pas au hasard, il a vu hier lord Grey, il a vu lord Palmerston, ce soir il aura une audience du roi. Vraiment, il y a profit à l’écouter. Voici ce qu’il écrit le 12 septembre :


« Le général Baudrand m’a dit avant-hier soir que le gouvernement français était décidé à évacuer tout le territoire belge, parce qu’il se croyait assez fort pour cela[1]. J’ai communiqué cette nouvelle hier à Palmerston, qui n’en savait rien encore et qui en a éprouvé une joie extraordinaire.

« J’ai interrogé Palmerston sur la froideur que les ministres anglais auraient manifestée à l’égard de la Belgique (je tenais le fait de deux chargés d’affaires qui cherchaient à m’effrayer) ; je l’ai questionné surtout au sujet d’une phrase qui leur serait échappée, à savoir que notre succès ou notre échec leur était parfaitement indifférent. Il s’expliqua sur ce point d’une façon très sensée, me donna des assurances que je suis obligé de croire exactes, car elles sont conformes aux intérêts de l’Angleterre, et termina par ces mots : « Dites-moi ce que nous pouvons faire pour prouver au roi notre amitié ; ce sera fait. »

« Je parlai ensuite de la nécessité d’employer des officiers français dans l’armée belge. Il me dit qu’il n’avait quant à lui aucune objection à cette mesure ; cependant il ne pouvait nier que cela fît naître des jalousies. L’oncle surtout[2] était sur ce point d’une vivacité extraordinaire. Je lui demandai alors si l’on ne pourrait pas, comme contre-poison, employer aussi quelques officiers anglais. Il répondit que la chose serait bonne en soi, mais qu’elle aurait peut-être quelques difficultés en Belgique. J’allais me retirer quand il me dit : « J’ai reçu hier des dépêches de Saint-Pétersbourg ; l’empereur a été très étonné de l’agression des Hollandais, il l’a appelée une entreprise folle, » puis il s’est exprimé ainsi au sujet de l’entrée des Français en Belgique : « Il faut attendre ce qu’ils feront, ne pas les inquiéter s’ils se bornent à rejeter les Hollandais chez eux, et les obliger de sortira leur tour, s’ils veulent quelque chose de plus. »

« Deux heures plus tard, le roi Guillaume me donna audience. Je savais qu’il avait préparé pour moi une sorte de discours. Aussi dès l’entrée je pris un air grave qui gêna singulièrement sa bonhomie, qui lui causa même un réel embarras. Il chercha longtemps avant de

  1. Le général Baudrand était le premier aide-de-camp du duc d’Orléans. Ces mots : assez fort pour cela signifient que le gouvernement français se croyait en mesure de prévenir par son attitude une nouvelle invasion hollandaise.
  2. L’oncle, comme dit familièrement lord Palmerston, c’était le roi d’Angleterre Guillaume IV. On sait que le prince Léopold, par son premier mariage avec la princesse Charlotte, était devenu le neveu de tous les frères de George IV. Quand il parlait du roi d’Angleterre, il disait le roi mon oncle. (Voyez une lettre de Léopold au général Goblet, dans l’ouvrage de M. Théodore Juste sur le roi des Belges, t. II, p. 258.)