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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/734

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efficacité. Il est des circonstances où elle est pressante, acérée ; mais il ne manque pas de circonstances aussi où son aiguillon émoussé n’a plus la vertu de stimuler suffisamment le producteur qui s’attarde. C’est particulièrement le cas dans les industries qui exigent un gros capital. On peut citer entre autres, à ce titre, les forges et les filatures de coton. Pour établir une grande forge à la moderne, il faut des millions, et une filature digne d’être comptée coûte dix fois autant qu’une bonne fabrique d’impressions. La faculté de réunir un capital considérable est souvent hors de la portée d’hommes même bien doués et bien famés. Alors la production, qui nominalement est accessible à tous, appartient en réalité, comme un privilège et un monopole, à quelques-uns. Ceux-ci en abusent, parce que la nature humaine est ainsi faite chez la plupart de nous que, lorsqu’on peut, à l’abri du tarif des douanes, réaliser de notables profits sans se donner l’ennui et la charge d’un renouvellement de matériel, ou sans prendre de la peine, on profite de l’occasion. On en eut un curieux exemple pendant les années qui précédèrent le traité de commerce avec l’Angleterre. L’homme éminent qui était et est encore à la tête de la maison Dollfus, Mieg et Co, de Mulhouse, M. Jean Dollfus avait dans ses ateliers des métiers à filer le coton qui dataient de 1808. Il les fit démonter et jeter sous un hangar comme de la ferraille, et les remplaça par des métiers automoteurs dont il attendait, non sans raison, une forte économie. Quel ne fut pas son étonnement de recevoir peu après la visite de filateurs qui lui proposèrent d’acheter ceux qu’il venait de rebuter ! — Et pourquoi faire ? leur dit-il. — Pour les remonter chez nous. — Mais vous savez bien que je les ai répudiés et que j’y ai substitué des métiers nouveaux très perfectionnés dont j’ai toute satisfaction. — C’est notre affaire ; voulez-vous ou non nous les céder ? — Le marché fut conclu, et les métiers, remis sur pied, recommencèrent à travailler. C’est qu’alors les numéros de fils auxquels ces métiers étaient propres étant protégés par la prohibition, la concurrence du dehors n’atteignait pas les filatures qui employaient de telles antiquailles, et la concurrence intérieure étant fort amollie par l’insuffisance des filatures dans le pays, il était possible, quelque mauvais qu’en fût le fonctionnement, d’en retirer des bénéfices.

On peut donc tenir pour certain qu’avec la liberté des échanges et les mesures complémentaires qu’elle a provoquées partout, un pays atteint son maximum de puissance productive, et qu’il est impossible qu’il l’atteigne autrement. Si en même temps ce pays est économe et rangé, et s’il ne laisse pas son gouvernement maître de dissiper dans des guerres insensées ou dans d’autres entreprises téméraires les capitaux amassés par les particuliers, il est infaillible