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sociétés les plus civilisées ? Par exemple, un des principaux griefs que le baron Lisola, ce fougueux Franc-Comtois qui fut un adversaire si acharné de Louis XIV, faisait valoir contre la France auprès de la maison d’Autriche, c’est que la noblesse française avait pour mission d’entretenir constamment la guerre, afin que ses enfans trouvassent à leur entrée dans la vie une carrière assortie à leur condition et de plus grandes chances de fortune. Et n’est-il pas vrai aussi que, lorsqu’un peuple a été conquérant heureux pendant quelques années seulement, il s’est habitué à l’idée qu’il lui est légitime de s’enrichir par les armes du bien d’autrui, et que lorsque l’insuccès arrive il se regarde presque comme frustré ? Beaucoup de choses en ce monde sont affaires de forme, et peut-être ce vieux système de piraterie Scandinave ne nous paraît-il si loin de nos instincts que parce qu’il se présente à nous revêtu de la chemise de mailles.

Sans doute cette institution de la piraterie était un mal ; cependant, comme une loi de la nature ne veut pas qu’il y ait si grand mal qui ne soit mêlé de quelque bien, elle ne fut pas sans fruits pour le progrès humain. Grâce à cette habitude des expéditions navales annuelles, les hommes du Nord furent de remarquables colonisateurs. Par eux, l’Islande glacée entra dans le concert de la civilisation naissante, et l’Islande leur paya plus tard ce bienfait en tenant ces registres de leurs exploits et de leurs aventures, qui, connues sous le nom de Sagas, ont formé un des monumens historiques les plus vivans et les plus originaux que la mémoire humaine ait composés. D’autres peuplèrent les îles Féroe, désertes jusqu’à eux ; d’autres encore, les îles anglaises des Hébrides, des Shetland et des Orcades, où un frère de notre Rollon, fondateur du duché de Normandie, Einar, s’avisa, dit-on, le premier, de se servir de la tourbe comme combustible. Je viens de nommer l’auteur le plus considérable de ces établissemens, de celui qui fut le plus fécond en conséquences historiques, succès de la première croisade, création du royaume des Deux-Siciles, civilisation anglaise, sans compter les plus menus bienfaits pour notre pays qui ont découlé de la conquête de Rollon. Enfin ce fut, dit-on, un certain Islandais du nom d’Éric le Rouge qui découvrit le premier l’Amérique vers la fin du Xe siècle. Si, comme nous le disions tout à l’heure, beaucoup d’opinions sont affaires déforme, il faut avouer aussi que le renom est fréquemment simple affaire de chances. Au fond, ces compagnons de Ragnar Lodbrog ou de Rolf le Marcheur, que faisaient-ils d’autre que ce qu’avaient fait les aventuriers grecs de l’époque primitive, et que cherchaient-ils, sinon quelque Colchide à piller ou quelque Salente à fonder ? Et n’est-il pas vrai que, s’ils n’ont gagné que le nom de pirates au lieu de celui de héros, que