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conversation qu’ils avaient elle un jour de 1850 dans la maison de Rosmini à Bolongaro. Il avait voulu voir quelques-unes des villes de la Lombardie, Crémone, Brescia, Bergame, et partout sur son passage il avait trouvé un accueil qui lui attestait sa popularité. Peu après l’annexion, il s’était rendu aussi, accompagnant toujours le roi, en Toscane, dans la Romagne, et, chose étrange ! il voyait ces provinces pour la première fois ; il ne connaissait ni Florence ni toutes ces aimables campagnes toscanes. Un matin, à Pise, réveillé au point du jour, dans le silence de la ville encore endormie, il avait avec M. Artom visité le Campo-Santo. Il restait un instant muet, puis il laissait échapper ce mot : « Qu’il ferait bon reposer ici ! » M. Artom lui faisait remarquer en riant qu’il se trouvait en terre sainte, que cette terre qu’ils foulaient avait été rapportée de Palestine au temps des croisades, et il répondait gaîment : « Êtes-vous sûr qu’on ne me canonisera pas un jour ? » Il avait été émerveillé de tout ce qu’il avait vu à Pise ou à Florence, de cette profusion d’œuvres du génie humain, et il prétendait au retour qu’il avait découvert en lui un sens qu’il ne croyait pas posséder, celui de l’art. Ce voyage ressemblait pour lui à un intermède heureux dont il paraissait jouir.

Déjà pourtant, avant même que l’annexion de la Savoie fût accomplie, des bruits étranges commençaient à s’élever en Italie, « au-delà de la Toscane, » selon l’expression du ministre piémontais. On croyait à peine toucher au repos qu’une campagne nouvelle se préparait à travers la Méditerranée, et avec un homme dont toutes les paroles avaient une portée, on aurait pu prendre garde à un mot et à une déclaration que Cavour n’avait pas laissé échapper à la légère. — « Et maintenant vous voilà nos complices ! » avait-il dit au ministre de France en venant de signer le traité sur la Savoie. D’un autre côté, lorsqu’on lui demandait s’il avait obtenu au moins de la France une garantie pour l’annexion de l’Italie centrale, il répondait : « Non-seulement l’union de l’Emilie et de la Toscane aux anciennes provinces du royaume n’a pas été garantie par la France en retour de la Savoie et de Nice, mais je déclare que, si cette garantie nous eût été offerte, nous l’aurions refusée ; une garantie eût comporté un contrôle… » Avec cela, Cavour pouvait conduire loin ceux qui croyaient le tenir, et de cette complicité sans contrôle qu’il se plaisait à constater, il était homme à tirer des fruits plus prodigieux, plus opulens encore que tous ceux qu’il venait de recueillir. Déjà il avait l’œil fixé sur la mer de Sicile et de Naples !


CHARLES DE MAZADE.