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« Nous avons entendu dire qu’il existe un certain pays à demi-civilisé, privé d’institutions représentatives, où le ministre des finances publie et notifie des budgets estimatifs ; mais on ne peut s’y fier, car, dit-on, le ministre fait plusieurs tableaux à la fois, un pour son usage particulier et un autre pour être montré au souverain et au public. Dans ce pays, le ministre ne présente que le compte des dépenses à venir et jamais celui des dépenses faites, parce qu’il règne dans sa gestion un tel désordre qu’il n’en viendrait jamais à bout. Voilà ce qu’un de nos amis nous a raconté jadis. Le nom du pays nous échappe, mais le fait nous a tellement frappé que nous nous en souvenons à merveille… Si maintenant nous revenons à nos propres affaires, nous trouvons qu’elles ne ressemblent en rien à ce tableau, car le Japon est bien loin d’être un pays demi-civilisé, et notre ministre des finances est un honnête homme qui ne ressemble en rien à celui dont nous parlions plus haut. »


On voit se révéler, dans ces essais de littérature populaire, le vrai génie de la race, à la fois très hardi et très timide, obéissant et gouailleur, satirique et esclave des conventions, plus habile à critiquer les abus qu’à en trouver le remède.

Malgré les entraves mises à la presse, elle rend donc assez nettement compte de la fermentation d’idées qui s’accomplit en ce moment dans les têtes en travail. Certes il ne faut pas s’exagérer l’importance de ce mouvement ; il est limité à quelques demi-lettrés mécontens, qui ont puisé dans la lecture des manuels anglais et américains la connaissance superficielle des mœurs politiques de l’Europe ; il n’est pas moins singulier de voir s’engager de graves discussions sur les droits du peuple, la nécessité d’une représentation nationale, l’accession des femmes à la vie publique. C’est avec surprise qu’on retrouve le commentaire de la déclaration des droits de l’homme sous la plume de ces disciples de Confucius, devenus soudain des prosélytes de Rousseau. « Un pays, dit un article récent, n’appartient pas à son gouvernement, mais au peuple qui l’habite ; au peuple, le ciel a donné des droits et des libertés, le gouvernement n’a d’autre devoir que de lui en assurer la jouissance. Un pouvoir arbitraire fait la paix ou la guerre, cède ou acquiert des territoires, sans consulter la volonté nationale, il impose de lourdes taxes dont il gaspille le produit, fait des emprunts étrangers et, quand on lui présente des remontrances, institue des peines contre ceux qui les font. C’est de la tyrannie… Si le gouvernement n’agit pas conformément aux droits du peuple et pour son bonheur, mieux vaut n’en pas avoir du tout. Il est donc naturel qu’en pareil cas le peuple renverse son gouvernement pour en établir un